Un « rapido » par Vance
Je m’en souviens. C’était une avant-première, j'avais une place gratuite et je m’y suis déplacé en famille. Tim Burton+Johnny Depp : bien que je n’en aie rien lu ou vu au préalable (les numéros de Première auquel j’étais encore abonné s’empilaient dans un coin, attendant vainement d’être parcourus), le projet était fascinant.
En fait, ça s’est avéré assez déstabilisant au début : tiens, c’est en VO ? Mes enfants m’ont regardé, j’ai secoué la tête, avouant mon ignorance : le complexe cinématographique habituel ne prisait guère la VO pourtant.
Et puis cela est devenu jouissif et incontestablement brillant.
Le duo magique Burton/Depp est définitivement au sommet de son art. Mais on aurait tort d’oublier Alan Rickman : génial, à la limite du cabotinage, il hante la pellicule avec un rôle qui lui colle parfaitement et s’inscrit à merveille dans les arcanes du script. Les chansons ne sont pas doublées (fort bien sous-titrée, ce qui rajoute à la plus-value pour ma part, tant j’avais pris l’habitude de traductions parfois grossières, d’omissions malencontreuses voire d’erreurs d’orthographe inadmissibles) ce qui représente plus de la moitié des dialogues, et donc du métrage. La photo est hallucinante de précision (le privilège d’une séance en projection numérique, qui augure d’un blu-ray somptueux), rappelant la splendeur des images de Sleepy Hollow.
En revanche, tous ces bons points ne peuvent occulter une petite réserve personnelle car le scénario n'est pas de Burton et cela se sent, surtout sur la fin : c'est une
petite histoire brillamment illustrée tirée de la comédie musicale de Stephen Sondheim. Quoique sans grande portée, le cinéaste parvient à y instiller certaines des préoccupations habituelles,
avec un angle toutefois plus sombre qu’à son habitude, un regard désenchanté foncièrement gothique : sa manière de se débarrasser des deux tourtereaux pour se concentrer sur les actes vils
du Barbier et de sa compagne est salutaire. Et quel spectacle !
Il faut aussi l’avouer : ce qui est impressionnant chez Depp c'est que, même si on retrouve quelques mimiques héritées de Jack Sparrow (il aura du mal à s'en défaire), il a su à nouveau réinventer un personnage, en travaillant notamment l'accent, à mi-chemin de l'anglais élégant et de l'écossais abrupt. Lui qui apprécie surtout le jeu sans dialogue (si on se fie à ses aveux de l’époque de Ed Wood) s'en donne à cœur joie dans les froncements de sourcils et une interprétation maniérée proche des films muets.
Expérience magistrale et réussie. Cependant, c'est toujours sur le fil du rasoir et on peut décrocher très vite, pour peu qu’on n’adhère pas à l’avance aux promesses
de l’affiche.