Kardia, lieu pour les signes :
retranchement d’une langue qui se soustrait à certaines paroles et absorbe
l’horreur sans la supprimer. Des crochets entourent les trois derniers
fragments de prose, des points de suspension, des lignes de point, des
italiques, des phrases nominales, des constructions syntaxiques barrées par
l’urgence d’un point signalent cette condensation du pire, contenu-maintenu et
cependant jamais exposé. Le texte photographie un vide peuplé d’ombres
enchevêtrées à des monologues intérieurs. Ce grand creux aspire les signes puis
les reconduit jusqu’à une page, cadre à partir duquel quelque chose vient à la
langue. Telle une scène intime, cette dernière manifeste une lutte constante et
sereine contre un silence inerte mais puissant qui pourrait gagner sur tout, emporter
le passé, aussi bien individuel que collectif : « la mémoire est un
damier ».
Kardia puisque le temps s’est retiré,
et qu’il reste à dire le lieu malgré la raréfaction des signes. Le lieu du
corps, la fonction digestive, la fin et le cadavre, le déchet que le regard
humain supporte et anoblit. Or comment digérer l’horreur, la mort, le
reflux ? Le lieu d’une enfance, dans la fuite du temps, subsiste à
l’intérieur d’une voix, dans un regard défait, un soupir ou le désir
d’ailleurs. Le lieu d’une image : théorie d’un songe lancinant, Kardia donne à voir l’existence de la
cruauté sans jamais céder à sa représentation. Le lieu d’un liquide enfin qui,
océan ou lac, entoure et délimite un paysage investi par une désolation sous
contrôle.
Kardia puisque celui qui écrit,
récitant sans récit, narrant le creux des histoires, sait qu’« il faut
éteindre le nom » tout en l’articulant (le lier à l’énoncé, l’organiser en
vue d’un sens à venir, le prononcer sur la page et lui donner sa respiration). Le
nom d’une ville, cette cité de la Chersonèse Taurique fondée vers six cents
avant Jésus-Christ par un groupe de démocrates exilés d’Héraclée
pontique ? Le prénom d’une femme, celle qui parle au cœur autant qu’au
corps, celle qui hante par son absence ce paysage textuel ? Le nom du
corps, et de l’organe qui lui inspire le courage, l’amitié, l’amour, la colère — le
cœur— comme celui qui lui permet de digérer des nourritures parfois
inacceptables — l’estomac ? Éteindre l’Histoire, les sentiments,
quitter le corps, faire de l’écriture le point de rupture qui, pourtant, relie
le sujet au monde ? Chaque page du livre s’écrit dans une ét(r)einte
paradoxale qui maintient la vie en suspens, ces textes témoignant de quelque
chose que l’ét(r)einte ne sature ni ne comble. Ce quelque chose trouve sa
clarification dans la légende qui se monte à partir de Kardia, fable participant d’un réel hanté par la fiction, d’une
fiction elle-même assourdie par le monde mis en langue. Ce monde nous impose la
blessure et le manque ; notre monde y répond par la nécessité d’un dire
qui ne se contente pas de témoigner : le livre est à la croisée des sens et on y entend battre — dans tous les sens du terme (donner des coups
pour la vie, frapper pour la mort) — un cœur.
Contribution d’Anne Malaprade –
publiée par Florence Trocmé
Claude Royet-Journoud
Kardia,
Éric Pesty Éditeur, juillet 2009, 20 p.,
9 €
Présentation
du livre dans Poezibao a reçu.