Cendrars, La main coupée

Par Alain Bagnoud

Deuxième tome de son cycle autobiographique après L'Homme foudroyé, La Main coupée revient sur les scènes fondatrices de la guerre de 14 qui avaient tout déclenché. Tout, c'est-à-dire son envie d'écrire de l'autobiographie pour les raconter.
Ça s'était passé en 43, alors qu'il était incapable de poser un mot sur une feuille depuis que la France était envahie. Entre parenthèses, on apprend alors comment il gagnait sa vie à ce moment, réfugié à Aix-en-Provence: il cultivait des herbes médicinales et les vendait.
C'est à peu près le seul détail contemporain à l'écriture. Tout le reste se passe dans les tranchées de 14, entre l'engagement de Cendrars comme volontaire étranger (il est suisse) et la première permission qu'il obtient.
Le livre est construit sur une suite de noms. Les personnages saillants de cette section où défilèrent plus de 200 personnes avant que Cendrars ne perde sa main, et dont 7 seulement, à sa connaissance, ont survécu.
Bien entendu, à son habitude, Cendrars se met en scène. Il est un caporal débrouillard, forte tête, adoré de ses hommes, apprécié des officiers et haï des sergents à cause de ses indisciplines et de sa grande gueule. Ses hommes et lui prennent leurs aises, se planquent au mieux mais effectuent des coups de main héroïques et non réglementaires, allant jusqu'à saisir les plans secrets des positions ennemies qui déclencheront une grande offensive victorieuse des Français. Exploit pour quoi Blaise risquera de passer en cour martiale: il l'a accompli avec un bateau civil « emprunté ».
Pillage, vol. Les autorités ne le lâchent plus et c'est l'occasion d'un des passages les plus étranges du livre.
Un civil arrive dans les tranchées, c'est le flic qui suit son affaire. Il a percé son anonymat: il était chargé avant guerre de surveiller les poètes et les peintres cubistes, tous anarchistes. Il en est devenu poète aussi, et admirateur de Cendrars, persuadé que ce dernier s'est engagé parce que la guerre va lui permettre de renouveler son inspiration.
Non, dit Cendrars qui n'a pas écrit une ligne depuis qu'il est soldat. Le flic insiste, Cendrars aussi, et bientôt le nom d'Apollinaire surgit. L'ami, le rival. On sait que lui fait la guerre pour trouver de nouvelles métaphores. Cendrars, futé, marque un point dans le concours qui vise à savoir lequel des deux représentera pour la postérité la poésie moderne. Lui, Cendrars, il vit et la poésie lui est donnée. L'autre cherche des adjuvants.
Un petit coup de griffe feutré à 30 ans de distance. Car Apollinaire est mort et Cendrars a renoncé à la poésie après sa main coupée. Dont il ne parle pas dans ce livre. Il y a bien une main coupée qui justifie le titre mais ce n'est pas la sienne.
Un jour de calme, soudain, lui et ses hommes voient tomber du ciel un bras sanglant comme un grand lys rouge, avec les doigts qui bougent encore, semblent vouloir agripper l'herbe désespérément. Préfiguration, et représentation des horreurs du carnage dont une autre atrocité est ces soldats blessés après une offensive, tombés entre les tranchées ennemis, qu'on ne peut aller secourir, et qui crient, gémissent pendant des jours avant de mourir, appelant leur maman ou leurs copains,jusqu'à ce que ceux-ci, fous de douleur, finissent par leur tirer dessus pour les faire taire...

Cendrars, La main coupée, Folio