"Je est tout le monde et n'importe qui."
Je déteste ne pas finir les livres que je commence. Mais là, je crois que je ne vais pas y arriver. "Microfictions" de Régis Jauffret n'est pas pour moi. Pourtant, j'avais adoré "Ce que c'est que l'amour" du même auteur.
"Microfictions" est toujours aussi bien écrit. Je salue la prouesse presque "technique" de planter le décor, les personnages, leurs histoires en 2 pages maxi. Vraiment. L'écriture chez Jauffret est toujours parfaitement maîtrisée.
Mais alors, pourquoi ?
Tout simplement parce que chaque micro-histoires (et il y en a en tout 500...) nous plonge dans une noirceur trop insoutenable. Un regard sans pitié sur la nature humaine. Perversion, torture, pédophilie, viol, enfermement, mauvais traitements... toutes les cruautés sont décrites sans pudeur jusqu'à leur paroxysme.
Bien sûr vous pourriez me dire que ce ne sont que des fictions, que de tels personnages n'existent pas. Seulement voilà, ce n'est pas le cas. On sait. Je sais bien que ces personnes-là existent, qu'elles trainent autour de nous. Et vu la qualité de la plume de Jauffret, son incroyable performance dans la description, vu que l'on imagine parfaitement chaque scène, chaque geste, chaque visage, chaque regard... et vu que les "victimes" sont souvent des enfants, des femmes... je ne peux pas. Je ne peux pas aller plus loin. Chaque histoire se grave sur le blanc de mes yeux et me suivent plusieurs jours. Les images ne me quittent pas. Ce n'est pas possible.
A noter tout de même que ce livre a eu le prix France Culture/Télérama et le grand prix de l'humour noir Xavier Forneret.
Je vous laisse avec une des 500 histoires : "Au bois des Anges"."Au bois des Anges"
- Elle est partie ce matin.
Ses parents l'ont emportée comme un bagage posé sir la banquette arrière. Ils ne l'aimaient pas. Ils ne savent pas la rendre heureuse. Ils l'éduquent, et l'éducation n'est pas le bonheur. En rentrant, ils l'emmèneront à Carrefour acheter un cartable et des fournitures. Dans une semaine, ils la déposeront devant l'école où elle sera emprisonnée sept heures par jour jusqu'à la fin du mois de juin. Elle mangera à heures fixes une nourriture saine et équilibrée, comme si elle était un chien dont on veut conserver la brillance du poil et la fraîcheur de la truffe. Quand elle aura fini d'apprendre ses leçons, on la couchera sans une caresse, et on la réveillera à sept heures alors que le jour ne sera pas encore levé.
- On la jettera dehors dans le froid.
On criera pour qu'elle marche plus vite comme si elle était un de ses repris de justice qui au XIXe siècle traversaient toute la France enchaînés pour rejoindre le bagne de Toulon. Si son carnet de notes ne convient pas à son père, il la grondera, la punira, la giflera peut-être comme une épouse adultère. On l'obligera à skier pendant l'hiver, et quand elle tombera au milieu d'une piste, le moniteur la sommera de se relever. Elle obéira, comme un boxeur que son manager houspille après un K.-O. Toute une année de tristesse, de douleur en perspective, d'ici l'an prochain où ils la ramèneront passer l'été chez nous.
- Elle me sautera dans les bras, et sa grand-mère lui aura préparé une tarte meringuée.
Dans sa chambre, il y aura un bouquet de marguerites que j'aurais cueillies moi-même en prenant soin de les couper au ras des racines afin qu'elles gardent leur éclat pendant toute une semaine. Je l'emmènerai promener au bois des Anges. Avec mon canif, je lui taillerai des arcs et des flèches pour qu'elle se prenne pour une Indienne. Nous irons au village acheter des jouets au bazar, et des bonbons chez Mme Premet qui lui dira qu'elle est encore plus belle, plus resplendissante que l'an dernier. En revenant, je lui prêterai ma canne et elle me fera rire en imitant ma claudication.
- Le soir, je lui couperai sa viande comme lorsqu'elle était encore un bébé.
Quand elle prendra son bain, je ferai flotter sur l'eau des petits bateaux et des canards pour entendre son rire plus merveilleux que le plus beau des concertos de Mozart. Je lui raconterai une longue histoire quand elle sera au lit, et je m'allongerai à côté d'elle en attendant qu'elle s'endorme. je quitterai sa chambre à reculons pour jouir encore de son visage dans la pénombre. Vers trois heures du matin, quand ma femme sera pronfondément endormie, je me relèverai sans bruit. Et dans la touffeur de la nuit où le massif des Maures brûle comme un feu de brindilles, je prendrai sa petite main et je finirai par jouir sur le drap.