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Chahi-Mechner : l'interview des Légendes #1

Publié le 10 octobre 2009 par Eric Viennot

AnotherWorld Il y a quelques mois, j’ai reçu un mail de Jordan Mechner qui me demandait si je pouvais lui passer les coordonnées d’Eric Chahi. Je n’ai jamais su s’ils ont finalement réussi à se parler, ni de quoi. En revanche, j’ai trouvé assez évident que ces deux là aient envie de se rencontrer. Pour moi, ils représentent une catégorie de game designers artistes trop peu représentée dans notre métier. Après le succès de l’interview des dinosaures, puis celle des franc-tireurs, je me suis dit que cela aurait de la gueule une interview croisée Chahi-Mechner. Le créateur d’Another World d’un côté, celui de Prince of Persia de l’autre. Ils ont accepté gentiment de répondre à mes questions.

1/ Vous êtes tous les deux créateurs de jeux qui sont devenus cultes : Prince of Persia qui a donné naissance à l’une des plus belles sagas de l’histoire du jeu vidéo et Another World que de nombreux critiques considèrent comme l’une des toutes premières œuvres artistiques de notre domaine. Vous les avez réalisés pratiquement seuls. Estimez-vous qu’il soit encore possible aujourd’hui d’avoir cette démarche d’auteur qui était la vôtre à l’époque ?
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Jordan Mechner :
Je pense qu’il est encore tout à fait possible aujourd’hui pour une personne de créer un jeu qui aura un impact majeur dans le domaine. Le niveau de technologie et les outils disponibles, ainsi que le réseau de distribution mondial instantané, grâce à Internet, sont absolument incroyables, comparés à ceux dont nous disposions dans les années 80. Cela ne facilite aucunement la création mais ce n’était pas facile à l’époque non plus.

Eric Chahi :
Oui, tout à fait, je partage totalement ton point de vue Jordan. On peut créer des œuvres très belles tout en étant plus modestes que les méga-productions à millions de dollars.
           
2/ Cette évolution vers un mode de production de plus en plus industriel, à laquelle on a assisté depuis une dizaine d’années, est-elle la raison pour laquelle vous avez souhaité prendre chacun du recul par rapport à l’industrie des jeux vidéo ?

Jordan Mechner :
Je crée en moyenne un jeu tous les 5-7 ans. Ce n’est pas très prolifique mais ce n’est pas dû aux changements dans l’industrie. Mon problème est que j’adore également faire des films, écrire des scénarii et des romans graphiques et qu’il n’y a que 365 jours par an. Cela était déjà mon problème dans les années 80 quand je devais partager mon temps équitablement entre la programmation de Karateka et Prince of Persia, la fin de mes études et l’écriture de mon premier scénario.

Eric Chahi :
Personnellement l’évolution industrielle du jeu vidéo à joué mais pas seulement. Disons qu’après Heart of Darkness j’avais envie de me ressourcer et d’explorer d’autres voies, il est vrai que la tournure industrielle qu’a pris le jeu vidéo à la fin des années 90 m’a donné envie de tout sauf de créer un nouveau jeu. Le domaine était en pleine mutation et restructuration, une chape de plomb marketing se mettait en place.Cela ne ma pas empêché d’y revenir finalement. Le temps de prendre le recul. Aujourd’hui c’est un peu mieux structuré, ça fait maintenant un an et demi que je bosse en équipe sur un nouveau jeu. Par rapport à toi Jordan, j’ai un peu le problème inverse, quand je commence un jeu, ça devient obsessionnel. Tant que je ne l’ai pas terminé je ne pense qu’à ça et j’ai du mal à faire d’autres choses à côté.

3/ Beaucoup de gens imaginent encore les créateurs de jeux vidéo comme des geeks scotchés à leurs écrans. Or, vous vous êtes passionnés tous les deux pour des sujets qui n’ont rien à voir avec les jeux vidéo : la peinture, les volcans pour Eric, les templiers, la BD, le cinéma pour Jordan ? Est-ce une façon de trouver une forme d’inspiration ou parce que les jeux vidéo ne sont que pour vous qu’une passion parmi d’autres ?

Jordan Mechner :
Dans tous les domaines créatifs, l’innovation vient de la combinaison d’éléments qui n’ont pas été associés auparavant. Si vous vous immergez trop exclusivement dans votre domaine artistique de prédilection, qu’il s’agisse de jeux vidéo, de films, de BD ou autres, votre travail peut rapidement se transformer en un simple reflet de ce que d’autres font déjà dans ce domaine au détriment d’une création innovante. Un jeu devrait avoir son identité propre, plutôt que de reprendre celle d’autres jeux.

Eric Chahi :
Le jeu vidéo puise bien sa matière quelque part. A moins de faire un jeu vidéo totalement abstrait, la matière interactive qui le compose utilise des symboles, des codes, des comportements, des règles, des perspectives, des points de vue, des émotions, s’appuyant sur notre expérience hors du jeu vidéo. Le jeu vidéo, comme tout moyen d’expression, ne peut exister en huit clos, il ne peut pas se nourrir seulement de lui-même. Les créateurs de jeu vidéo, eux-même s’imprègnent du réel et de leurs passions, pour ensuite les malaxer entre les méandres de leur subconscient et les sortir sous une forme nouvelle ou non d’ailleurs.

4/ Quelle doit-être selon vous la principale motivation d’un game designer ?

Jordan Mechner :
Pour moi, le moteur  dans la création d’un jeu, d’un film ou d’un roman graphique est de raconteur une histoire, créer un monde et des personnages qui viendront à la vie dans l’imagination du joueur et lui apporteront une expérience mémorable. La plus grande satisfaction pour moi est d’entendre les gens me dire qu’ils ont joué à l’un de mes jeux il y a plusieurs années à un moment particulier de leur vie et qu’ils s’en souviennent encore.
La différence entre les jeux scénarisés et les films ou les BD est que l’expérience doit être acquise par le joueur en jouant, plutôt que d’être une histoire qui lui est racontée visuellement.

Eric Chahi :
La motivation principale c'est de faire vivre une expérience ludique centrée sur l’interaction et donner au joueur suffisamment de choix pour qu’il puisse se construire sa propre expérience dans le cadre des intentions du designer. Ces choix peuvent créer une histoire ou non, il n’y a pas nécessité à raconter ou même à jouer un personnage. L’intention peut être motivée par du pur divertissement, une réflexion philosophique, un ressenti, une couleur, une impression, il n’y a pas de règle, tout est valable. Nous avons ce qui est vécu pendant l’activité ludique, le plaisir immédiat, et ce qui reste après l’expérience de jeu, dans ce cas le médium est la mémoire du joueur. L’essentiel au fond est que le joueur de s’ennuie pas !

5/ Sur quoi travaillez-vous actuellement ?

Jordan Mechner :
Je suis en train d’écrire l’adaptation cinématographique de Fathom, un roman graphique du regretté Michael Turner, pour Megan Fox (Transformers). C’est la première fois que j’adapte la création de quelqu’un d’autre en scénario plutôt que ma propre création et c’est en un challenge sympa et un changement de rythme. Je suis également en train décrire une anthologie de Prince of Persia sous forme de roman graphique, illustré par  six artistes différents, que Disney publiera en avril 2010 dans le cadre du lancement du film. Et une trilogie de romans graphiques pour les éditions First Second Books, illustré par Leuyen Pham et Alex Puvilland,  Il s’agit d’une histoire originale, une aventure historique de cape et d’épée, dans l’esprit d’Alexandre Dumas, située dans la France du 14 ème siècle. Le premier tome est attendu au printemps 2010. J’ai également d’autres projets qui interfèrent dans une certaine mesure avec la sphère des jeux vidéo, des films et des romans graphiques mais il est trop tôt pour en parler car ils sont toujours ben phase de gestation.

Eric Chahi :
Je ne peux pas parler de mon nouveau jeu, sinon je vais me faire sonner les cloches par mon éditeur. De toute façon mieux vaut que le projet arrive pleinement à maturité avant d’en parler concrètement.

La suite dans quelques jours...

Illustration : jaquette du jeu Another World (détail), 1991.


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