Les racines de l'opération Arbre de fumée« Saint Paul dit qu'il y a un seul Dieu, il le confirme, mais il ajoute : « il y a un seul Dieu, et maints ministères. » Selon moi, ça veut dire qu'on peut sortir d'un univers et pénétrer dans un autre ; il suffit de se tourner dans une direction et de marcher tout droit. Je veux dire, on peut débarquer dans une contrée où le destin des être humains est absolument différent de ce que tu croyais qu'il était. Par la poussière, bordel.Alors qu'elle est la chose essentielle ? L'essentiel c'est le Vietnam. L'essentiel c'est le Vietnam. L'essentiel c'est le Vietnam. »
L'interprétation toute personnelle que propose ici le Colonel Sands du texte biblique est à la source de la création de l'opération Arbre de fumée. On voit clairement ici que les « différents ministères » sont situés à différents endroits du globe, mais que cette distance géographique équivaut à un passage d'un monde à un autre, dépendant de puissances divines spécifiques. Ainsi, le Vietnam ne se distingue pas seulement des Etats-Unis par sa position par rapport au Pacifique. Il ne s'agit pas d'une simple différence d'environnement, de relief ou de climat, mais on percevrait en Asie « le ministère d'un Dieu étranger. » Rien de commun entre deux peuples qui ne partagent rien, ni en matière de géographie, ni en matière de croyances et de coutumes, ni de faune, de flore, ou de langue. Comment les Américains, engagés dans une guerre contre le communisme, pourraient-ils prétendre s'adapter à cette terre, qui n'est pas seulement un pays éloigné, mais un univers qui leur est largement incompréhensible ? Quelle prise prendre sur un adversaire dont on ne connaît rien – adversaire qui n'est pas seulement une somme d'individualités, mais aussi l'ensemble d'une culture et d'une terre, un véritable cosmos étranger ?
Le roman nous transporte d'ailleurs d'un territoire et d'une divinité à l'autre. Les personnages se passant sans cesse la charge de l'attention de la narration, nous sentons les variations d'atmosphères physiques et spirituelles, et les frottement des unes sur les autres : Kathy, l'infirmière canadienne adventiste du septième jour, Skip, l'espion qui vit à l'écart de l'action et traduit Artaud ou Cioran, le Colonel, les frères Houston et leur mère, pauvre bigote – chacun vivant de sa propre spiritualité, de sa secte, de son délire - mais également les Vietnamiens en contact avec les Américains, mus par leur ambition, individus simplement bousculés par la guerre, soldats nationalistes, indifférents, pieux, joviaux qui ne peuvent ignorer la guerre qui brûle leur pays, leurs villages, ou encore des indigènes ayant conservé leurs coutumes et rites ancestraux, largement isolés de toute autre civilisation. Et ces esprits se façonnent et se déplacent avec plus ou moins d'aisance ou de sentiment d'étrangeté au Vietnam, bien sûr, mais aussi à Manille, aux Philippines, au Kansas, à Hawaï, en Thaïlande, dans le Minnesota ou au Japon. La perception de chacun, dans tous ces lieux, est largement dépendante de ses croyances ou de sa culture au sens large, et c'est sa capacité à rendre ces variations qui est d'ailleurs l'un des aspects les plus puissants de l'art de Johnson dans ce roman : le pouvoir qu'il a de nous faire passer sans cesse d'une « réalité » à une autre, de la pensée dans une langue à celle dans une autre, de transmettre le relais de la narration de la guerre d'un personnage à un autre.
De la nécessité d'un agent double
Pour le Colonel, la seule solution, pour vaincre l'ennemi sur son terrain et dans son monde, est de s'y adapter et, par suite, ne pas seulement prendre les armes contre les individus, mais toucher leur être le plus profond, et détruire non seulement des villages ou des positions, mais le monde aussi sous-terrain que spirituel de l'ennemi, en exploitant les ressources de son imaginaire. D'où l'importance symbolique des tunnels de Cu Chi dans la stratégie du Colonel :
« Nous allons gagner cette guerre. (…) Et les efforts de cette section contribueront de manière cruciale à notre victoire. Considérons-nous comme des agents d'infiltration. Cette terre sous nos pieds, c'est là que le Viêt-Cong situe son cœur national. Cette terre est leur mythe. Si nous pénétrons dans cette terre, nous pénétrons leur cœur, leur mythe, leur âme. Voilà de la vraie infiltration. Telle est notre mission : pénétrer le mythe de la terre. »C'est là un des principes des Psy Ops - département de la CIA dont dépend le Colonel et ses hommes - et de l'opération de déstabilisation psychologique Arbre de fumée : utiliser les racines de l'esprit de l'ennemi pour lui faire prendre un mirage pour la réalité, toucher son âme, modifier sa perception du monde, et le faire agir comme sous l'effet du délire. En tout cas, c'est le plan. Dans ce contexte, pour le colonel, la figure de l'agent double est centrale : il est une charnière, le seul outil qui permettrait vraiment d'influer sur le camp d'en face. On le comprend : il ne suffirait pas que les Américains balancent des tracts ou diffusent des émissions de radios pour vraiment changer la vision du monde de l'ennemi. Il faut donc, c'est une question de crédibilité, recourir aux services d'un autochtone, de quelqu'un qui porte en lui les mythes locaux, et appartient donc au même monde, qui pourrait contribuer à miner de l'intérieur.
De l'agent double ne dépend pas seulement la théorie du Colonel, mais aussi le cours de la narration ; la génération croissante des doutes sur le rôle de chacun (qui a trahi qui ? Dans quelle mesure ?) est à l'origine de la formidable accélération de l'action des 250 dernières pages du roman, à partir de 1969 (même si nous sommes déjà confrontés aux combats et atrocités liés à l'offensive du Têt dans la partie précédente).
Toutefois, comment vraiment prendre au sérieux les théories du Colonel ? Comment gagner une telle guerre ? On ne s'étonne pas que sa hiérarchie le considère comme particulièrement dangereux. Tout se passe comme s'il ne combattait plus seulement des soldats communistes, mais le Vietnam dans son identité même, alors qu'il est tout de même censé survivre aux combats, et dresser bien haut le flambeau de la liberté. Il vient combattre, sur leur terrain, des Dieux et une terre.
Se prendre à ses propres mirages
La guerre du Vietnam apparaît finalement comme une grande opération de déstabilisation psychologique qui se retournerait contre ses initiateurs. Comme le souligne le Colonel, elle est conduite pour des idéaux, des motifs qui sont aussi spirituels. C'est à ce niveau qu'il veut situer son action :
« (…) D'ailleurs, quatre-vingt-dix pour cent de la guerre relève du mythe, non ? Pour mener nos propres guerres nous les élevons au niveau du sacrifice humain, n'est-ce pas, et nous invoquons sans cesse notre Dieu. Il faut qu'il y ait un autre enjeu que la seule mort, sinon nous déserterions tous. Je crois qu'il nous faut invoquer les dieux du type d'en face. Ainsi que son démon, son aswang. Il redoute davantage ses dieux, ses démons et son aswang qu'il ne nous redoutera jamais. »
Un autre extrait peut le montrer, cette fois l'extrait d'un dialogue entre le sergent Storm, le disciple du Colonel, et Skip, son neveu. Le sergent explique au bleu en quoi consiste la mission de leur groupe :
« (…) Nous voulons transformer ces tunnels en zone de torture mentale.- Les tunnels ?- Les tunnels des Viêts-Congs dans tout Cu Chi. Je gamberge : une substance psychoactive inodore. Scopolamine. LSD, mec. Collons-en dans tout leur réseau. Ces salopards jailliront de leurs trous avec le cerveau turbinant bien au-delà de la ligne jaune.-Waouh.- Psy Ops chapeaute tous les trucs inhabituels mec. Nous voulons des idées gonflées à bloc, prêtes à exploser. Nous sommes à la lisière même de la réalité. A l'endroit précis où elle se transforme en rêve. »Encore un exposé d'intentions. Mais que voit-on tout au long du roman ? Des hommes qui se biturent, qui se droguent, deviennent fous, sur le territoire d'un Dieu qu'ils ne connaissent pas et ne veulent pas d'eux. Ils sont là, du moins c'est ce qui se dit, pour un idéal, celui de l'Amérique, celui de la Liberté contre le communisme. En vérité ils combattent des hommes qu'ils ne voient même pas, qu'ils ne comprennent d'aucune façon, quand ils ne tuent pas de jeunes putes ou ne se tuent pas entre eux, reniant ainsi tout ce qu'ils sont censés être. Mais peut-être le Colonel a-t-il dans une certaine mesure raison, car c'est à ce niveau, du fait de la destruction par les Américains eux-mêmes de l'idéal qu'ils sont venus représenter, qu'ils ont perdu la guerre.
Le Colonel-gourou
L'arbre de fumée, ce mirage pour lequel on se bat, sur lequel les hommes pensent pouvoir s'appuyer, c'est aussi le Colonel Sands. Tous les personnages s'y rattachent, par des liens plus ou moins forts. C'est d'ailleurs lorsqu'il disparaît que beaucoup d'entre eux, incrédules, se rendent compte de l'importance qu'il avait prise dans leur existence, de leur dépendance spirituelle à son égard. Il joue bien ce rôle, en tant que chef charismatique qui semble près à tout sacrifier pour la victoire de ses convictions, alors même que celles-ci sont énigmatiques et mystérieuses autant qu'impérieuses. Du moins sont-elles impérieuses lorsqu'elles sont portées par le Colonel, ce type qui n'a pas besoin d'uniforme pour commander un bataillon. C'est même le personnage le moins sensible à tout argument religieux, le plus matérialiste et le plus violent, son acolyte le Sergent Storm, qui s'attache le plus à la nature mystique de la personne du colonel. Asséché par la fin de la guerre et le retour à l'inutilité et à sa propre banalité, alors que le Colonel lui promettait, on le comprend, comme un autre royaume, il refuse d'accepter la véracité de la nouvelle de sa mort, et se met à le chercher partout en Asie, jusqu'au fond de la jungle malaise et thaïlandaise. Le Colonel, en se volatilisant – puisque Johnson ne nous permet pas vraiment de connaître les circonstances exactes de sa mort, même si les indices abondent – ne fait qu'atteindre son épanouissement ultime, être insaisissable qui les guide tous, être légendaire survivant dans leur univers, au point qu'ils soient prêts à sacrifier leur vie en son nom, physiquement ou symboliquement. Storm le cynique est celui sur lequel de guerre psychologique a eu le plus d'effet, et son sens des réalités en est tout à fait bouleversé.
Le phénomène religieux et la références aux croyances religieuses sont au cœur de l'œuvre de Denis Johnson. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer le titre de quelque unes de ses oeuvres : Angels, Jesus' son, ou encore Resuscitation of a Hanged Man. La croyance structurée et partagée est un voile, tendu entre les personnages et la matière, qui provoque la perception de mirages. Que l'objet de la religion n'existe pas est bien sûr sans importance dans ce cas, puisqu'il s'agit de rendre compte des déviations que la spiritualité et tout ce qui est susceptible de l'influencer provoquent, comme sous l'effet d'une réaction chimique, comme naturellement, dans la perception, le comportement et la pensée des individus, parfois jusqu'aux extrémités du délire et de la folie. Tiens ! La drogue est elle aussi souvent présente.
Olivier Lamm et Thomas B. ont lu le livre dans sa version originale et, dans leurs papiers, ici et là, abordent d'autres aspects de l'oeuvre, notamment son rapport au genre du "livre de guerre", à l'Histoire, ou encore les vacillements de la "réalité" traitée. On n'a pas fini de lire ce roman.
J'en profite également pour signaler que Thomas a écrit un papier sur Nobody Move, dont une traduction, réalisée par Brice Matthieussent et intitulée Personne bouge, vient de paraître chez Christian Bourgois.