Le Monde publie une analyse sociologique présentée comme "décapante", issue des réflexions d'Eric Maurin (publiées dans une collection dirigée par mon copain démocrate, Pierre Rosanvallon).
Idée révolutionnaire donc : "le constat, prononcé par un chercheur engagé à gauche, est décapant : depuis quarante ans, gouvernements, syndicats et
entreprises ont fait le choix, collectif, de défendre d'abord ceux qui sont les plus protégés dans la société - salariés en CDI, fonctionnaires. Au détriment des plus fragiles - précaires et
jeunes." Marrant comme décapant, ça sonne comme du Chirac en 1984 ou du Montand tendance "Vive la Crise".
Pas une once de raisonnement à ce sujet dans l'article - peut-être est-ce dans le livre.
J'aimerais juste qu'on m'explique comment en rognant sur les maigres privilèges des enseignants et des cheminots on va améliorer la situation des salariés virés de boîtes industrielles qui ferment
? Certes, on peut admettre que la crise accroît, par comparaison, le privilège que représente un emploi public. Mais pour mettre fin à un tel écart, certains voudront
lutter contre la crise, Maurin contre l'emploi public...
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Maurin raisonne, de fait, de façon très partielle. Si la France était une économie fermée, on pourrait penser qu'un des moyens d'éponger un choc économique est de
réduire les "avantages" des plus privilégiés pour asseoir la position des plus faibles. Mais curieusement, parmi les privilégiés, les cadres dirigeants du privé ne sont pas cités (comme vient de le
montrer Emmanuel Saez pour les Etats-Unis, sur la période 2002-2007, les 1% de revenus les plus élevés ont accaparé les 2/3 de la
croissance).
N'y aurait-il pas là une autre façon de financer des efforts de redistribution, des avantages peut-être plus choquant que ceux que Maurin met en avant ?
Autre oubli : la Chine dégage des excédents commerciaux records. Cela provient principalement d'une sous-évaluation du
yuan estimée ente 20% et 40%. Ca c'est un déséquilibre auquel il conviendrait de remédier pour le plus grand
bénéfice des salariés français, un moyen de limiter l'impact de la crise. Je gage que Maurin n'en dit pas un mot.
La zone euro a la plus faible croissance mondiale ? Pas un mot non plus.
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De fait, il y a des tas de raisons qui expliquent la précarité croissante de la situation des salariés français en général. Que, par comparaison, la situation des fonctionnaires n'en apparaisse que
plus privilégiée est un fait. Mais pointer ceux-ci du doigt dans un geste de panique, sans aucune démonstration économique, relève du poujadisme intellectuel bien plus que de l'analyse
sociologique.
On pourrait aussi estimer que le versement mensuel des salaires est un privilège maintenant inconcevable. Pourquoi ne pas devenir tous "journaliers" ? Voilà une flexibilité qui permettrait
également d'amortir les chocs économiques !
Maurin cherche à mieux répartir la pénurie sans se demander si la croissance nulle n'a pas des causes auxquelles on pourrait remédier ("pour lutter
contre la peur du déclassement, il faut réduire l'écart gigantesque entre ceux qui sont protégés et les autres, car c'est ce gouffre qui est le principe même de la peur." Gigantesque et
gouffre, voilà au moins de la sociologie à grand spectacle, le lecteur en a pour son argent...)
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En réalité, il ne se soucie pas de la crise, il ne la voit pas. 300 000 emplois perdus ? Négligeable selon lui : "Ainsi, malgré l'ampleur de la récession
actuelle, 300 000 personnes « seulement » ont perdu un emploi stable en un an. « Ces licenciements représentent un drame, mais ils ne concernent qu'une toute petite fraction de la société. A peine
1 % de la population active totale. L'immense majorité des Français reste en fait à l'abri de la déchéance sociale. »
Quel raisonnement à courte vue. Il faudrait ramener ces 300 000 emplois à la population active "en risque": 300 000 emplois perdus, c'est 2% de l'emploi salarié
marchand. Cela veut donc dire qu'en dix ans un salarié du privé a une chance sur 5 de se trouver sur le carreau, avec baisse de revenus à la clé. Il faut être fonctionnaire de gauche pour
trouver cela négligeable ? Le Monde annonce fièrement que Maurin "ne cache pas ses sympathies" pour la gauche, je les trouve pour ma part fort bien dissimulées...
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Ce qui est navrant c'est l'écho donné par le Monde à ce condensé de platitudes, donné donc comme "décapant". Quatre personnalités sont interrogées pour savoir ce qu'elles pensent des "révélations"
de Maurin. Déjà, le Monde n'a rien trouvé de plus à gauche que François Chérèque pour commenter les clichés de Maurin (les trois autres sont Laurence Parisot - MEDEF -, Xavier Bertrand - UMP - et
Manuel Valls - PS).
Concert d'acclamations :
"Il dénonce cette caractéristique si détestable du modèle social français qui protège ceux qui sont déjà dans le système au détriment de ceux qui
aspirent en vain à y entrer." (Laurence Parisot)
"le déclassement, existe, bien évidemment, mais il ne s'accentue pas. Non, selon Maurin, c'est le sentiment du déclassement qui se généralise." (Valls)
"Nicolas Sarkozy a été le premier à porter dans le débat politique ce paradoxe français d'un droit du travail hyperprotecteur et d'une angoisse croissante des salariés. Avec la rigueur de
l'analyse scientifique, Eric Maurin prolonge l'intuition de la campagne." (Xavier Bertrand)
"Le livre d'Eric Maurin, La Peur du déclassement, montre très bien que nous sommes dans une société duale, entre ceux qui sont protégés et les autres, notamment les jeunes." (François
Chérèque).
Le Monde n'a donc déterré, pour commenter ce livre, que quatre représentants de l'école néolibérale, selon laquelle ce sont les protections des salariés qui sont cause de la crise. Un journal
sérieux aurait demandé l'avis à quelques contradicteurs, plutôt que de faire du journalisme de propagande.
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Au final, ce que je trouve décapant dans cette opération du Monde, c'est de constater à quel point la gauche française a viré à droite...