Une bouillie de larmes et de désir

Publié le 10 octobre 2009 par Perce-Neige

Comment rendre compte d’un texte qui nous tombe des mains ? Non, parce qu’il est mauvais, illisible ou déplaisant, mais au contraire parce qu’il nous rend malade (pour reprendre le mot d’Antonio Lobo Antunes). Un texte qu’il nous est proprement impossible de continuer à lire sans être irrémédiablement brisé-e, anéanti-e. Le roman de Sara Stridsberg, « La faculté des rêves » (Ed. Stock), appartient incontestablement à cette catégorie. Chaque page est une épreuve inouïe pour celui ou celle qui s’y aventure. Ce texte magnifique, et renversant, véhicule une terrible violence qui témoigne de ce que peut la littérature quand un-e écrivain-e accepte d’en assumer pleinement les conséquence (s’appuyer sur le mensonge pour dire la vérité du monde). Il faut lire, au plus vite, vraiment. Un passage, parmi tant d’autres : « …il se passait rien de particulier, il se passait juste que Louis avait pris l’habitude de me violer sur la balancelle dès que Dorothy était partie en ville, la cime des arbres dérivait sur le ciel nocturne, la balancelle gueulait et résistait comme elle pouvait au poids de Louis puisqu'elle aurait eu besoin d'être huilée depuis des lustres et qu'on attendait toujours de nouvelles ampoules électriques, et Louis, il aurait dû s'entraîner un peu plus vu comme ses bras avaient la tremblote pendant qu'il me pilonnait, et son torse contre mon visage, c'était d'un lourd,

ça m' étouffait, alors que lui il baignait dans son jus d'angoisse, dans une bouillie de larmes et de désir, et que la couverture de la balancelle était un filet d’églantines roses que Dorothy avait passé ses nuits à broder et moi, moi je comptais les églantines, je comptais les étoiles dans le ciel, la chair était de l'herbe grillée par le soleil, l’obscurité prenait tout son temps pour me piquer et me brûler les yeux, les chiens du désert enfoncés au plus profond de leurs rêves chassaient le vent, les étoiles dans le ciel étaient mortes depuis belle lurette et moi, eh bien moi je louais ma petite chatte pour rien, gratos je le faisais, et Louis après, il chialait toujours il essayait de démêler mes mèches collées par le chewing-gum puisque je sais pas pourquoi mais chaque fois je me prenais du chewing-gum dans les cheveux pendant que je comptais les églantines qui n’étaient plus du tout des roses sauvages mais des roses de sang, des roses de mort, et j’avais toujours ce foutu chewing-gum qui dans le noir me tombait de la bouche si bien qu’après mes cheveux sentaient le menthol, que sa chemise avait des taches de chewing-gum, que dans le ciel les étoiles étaient toujours aussi mortes, que les restes de nuages s’étaient fixés aux arbres qui défilaient tout là-haut, que Louis me coupait les mèches de cheveux mentholées les plus collantes, qu’il fumait clope sur clope encore longtemps après, que moi je tirais sur ses mégots, qu’on écoutait le sifflement des lézards autour de nous et qu’il n’y avait plus rien qui puisse me faire pleurer sinon que l'Amérique allait continuer de me baiser, que tous les pères allaient continuer de vouloir baiser leurs filles, c’est ce que font la plupart des pères de toute façon et seule une petite minorité s’en prive sans qu’on sache tout à fait pourquoi, toujours est-il que ce monde demeure et demeurera un seul et même désir régressif

»