Aux grands mères
Le jour où ma grand-mère a perdu sa dernière dent
Tout a commencé par une gamelle de raviolis qui s’est retournée sur le sol de la cuisine. Il fallait voir ces petits carrés fourrés glisser sur le carrelage, se faufiler sous les meubles. Tout ça dans des gerbes de sauce tomate. Ils se sont répandus, joyeux d’échapper à la casserole, heureux d’être libres, enfin. Il faut dire qu’ils venaient de passer deux ans dans une boîte en fer blanc et qu’ils commençaient à ne plus se supporter, de trop de promiscuité.
N’écoutant que mon courage, imitant Jean Marais quand il joue Lagardère, j’ai vaillamment, à force de persuasion, parfois en utilisant un peu de violence, réussi à regrouper une partie du troupeau de raviolis sauvages. Mais ils avaient goûté à l’autonomie, ils étaient devenus indépendants. Certains avaient même développé une curieuse allergie à la sauce, qu’elle soit blanche, napolitaine ou hollandaise. Et réussir à fédérer ce peuple indocile m’apparût soudain bien difficile. La brutalité ne marchait pas, alors j’ai sorti ma mandoline, et, comme un troubadour, je leur ai donné l’aubade, murmuré une chanson de geste espérant les séduire. Je leur ai conté la légende de Lola Bitaunid recevant les dix commandements sur le mont Cokil’Hette, des mains du Dieu Pan-Le-Zani, lui-même. Petit à petit, ils se sont regroupés sous la table.
Je me suis assise sur le sol, la tête dans les mains. Je cogitai, j’élaborai de multiples stratégies qui me permettraient de les convaincre de se laisser gratiner, quand j’entendis la voiture de ma grand-mère pétarader dans l’allée du château.
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C’est une curieuse personne, ma grand-mère. Elle est coquette malgré son âge avancé, vive et plutôt drôle. Elle est toujours impeccablement vêtue, parée de ses bijoux. Elle ne quitte jamais cette grosse bague et sa monstrueuse améthyste que lui offrit, autrefois, un prince amoureux. Elle est grande, se tient droite comme un balai mais éprouve une profonde aversion pour les dentistes. C’est pour ça que son sourire s’orne d’une unique dent, sur le devant, qui occupe à elle seule l’enceinte de son palais. Le sourire de ma grand-mère ressemble à une ruine antique. Elle est toujours par monts et par vaux. Elle ne rentre que la nuit venue. Et nul ne sait jamais ce qu’elle a bien peu faire durant ses pérégrinations. Je la soupçonne de se livrer à de mercantiles activités…
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Donc, les bottes de ma grand-mère frappaient le sol, dans un cliquetis régulier, annonçant son arrivée, qui serait fracassante, comme à son habitude. Les raviolis, pour avoir patienté pendant deux ans sur une étagère, et connaissant l’auguste dame, commençaient à trembler d’effroi. Ils savaient qu’elle serait sans pitié, son éducation ne tolérant pas l’indiscipline. J’avais eu bien du mal à les rassembler sous la table, et les voilà qu’à nouveau ils cherchaient refuge sous les meubles. Certains tentaient même l’ascension des pieds de chaises. D’autres sautillaient afin d’enjamber le rebord de la poubelle. Il y avait un petit maigrichon qui piaillait, il avait du se blesser parce qu’il perdait la farce. Je n’étais pas très rassurée, je m’attendais à être vertement tancée. C’est mon rôle de veiller à le tenue du domaine et à la qualité des repas, ainsi qu’à l’ordre et au respect des consignes : pas de vagues, pas d’émeutes, pas de révoltes, pas de révolutions au sein de la communauté nutritive. Elle doit accepter, comme un honneur, d’être mangée, bouffée, savourée, grignotée, engloutie, gobée, mastiquée, croquée, avalée, selon ses aptitudes et compétences gustatives.
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J’entendis mon aïeule s’arrêter et faire jouer, sur le phono, son air de musique préféré : « T’as les fesses qui tombent, Pénélope ». C’est un concertino pour flûte et farfeluth de Stradivariusufruit. Le son du farfeluth ressemble, de loin, de très loin, à celui du violon. Mais cet instrument est imprévisible, il n’en fait qu’à sa tête. Quelle que soit la virtuosité du musicien, on est toujours surpris par la note qui retentit. Ce qui peut poser un problème avec certaines partitions classiques…
J’étais soulagée. Quand grand-mère, en rentrant de ses expéditions, donne à entendre ce concertino là, c’est qu’elle est d’excellente humeur, et capable, du coup, de passer sur beaucoup d’incidents et autres accidents. D’ailleurs, les raviolis avaient l’air de se calmer. Je reprenais confiance et les regroupait à nouveau, quand je repérai un individu qui me parût plutôt torve et vicieux, dont l’attitude et le comportement m’inquiétèrent. J’ai su qu’il préparait un mauvais coup.
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Je n’eus pas le temps de me saisir du renégat. J’étais pourtant prête à plonger sur lui, à le saisir, voire à l’aspirer pour l’empêcher de nuire. Mais il fut plus prompt. Alors que ma grand-mère franchissait le seuil de la cuisine, il se jeta sous son talon, c’était un ravioli kamikaze. Et j’ai vu Mémé se déséquilibrer, battre des bras dans l’air, comme un grand oiseau, chercher à se rattraper à un meuble, et s’abattre de tout son long sur la table, sa tête allant s’écraser sur la planche à découper. On aurait dit un film au ralenti. Je me souviens avoir crié, hurlé même. Et quand grand-mère releva la tête, elle avait la bouche ensanglantée et sa dernière dent gisait sur la planche.
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Elle piqua un rage, elle massacra les raviolis, les piétina, les éventra, les écrabouilla, il n’y eut aucun survivant. Elle n’épargna ni les jeunes, ni les vieux, ni les gros, ni les maigres, ni les laids, ni les jolis, ni les pleins, ni les vides : une extermination ! Quand elle fut apaisée, elle se retourna vers moi et je sus qu’il fallait expliquer. Alors je lui ai raconté l’histoire comme je vous la raconte. Quand j’en eus terminé, elle me contemplait d’un air sévère. Et elle m’a épilée tout le crâne avec une pince à sucre, c’est la punition classique dans la famille. J’ai beaucoup pleuré.
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Je m’en souviendrai du jour où ma grand-mère a perdu sa dernière dent !