Je voulais absolument le revoir.
Quand j’ai passé quelques étés à Berlin, adolescente, il y avait un cinéma le long de la Spree, juste après avoir traversé la station Hackescher Markt et avant d’arriver à l’île des Musées, où l’on donnait des films du patrimoine allemand qui m’étaient alors inconnus. Des films des années 70. Kaspar Hauser, par exemple : autant l‘histoire de l’enfant sauvage, aux origines peut-être princières, m’a marquée (dans la version plus rapide de Verlaine : « je suis venu, calme orphelin, / riche de mes seuls yeux tranquilles, / vers les hommes des grandes villes ; / ils ne m’ont pas trouvé malin…. »), autant je ne crois pas avoir compris grand-chose aux dialogues du film de Werner Herzog (je crois que ma correspondante me glissait quelques phrases simples à l’oreille, pour que je ne me sente pas trop perdue). Il y avait toujours à la devanture du cinéma une image promotionnelle, la photo d’un couple, la femme, brune et bouclée, en train de déchirer la chemise d’un homme qui la prend dans ses bras. C’était la photo de « Die Legende von Paul und Paula ». Une photo un peu ridicule, un titre kitsch, et ce n’est pas la première année à Berlin que je suis allé découvrir cette love-story.
Mais je sais que je l’ai vu, et que je me suis beaucoup amusée. « La légende de Paul et Paula » est un film tourné dans l’ancienne RDA, elle a eu un grand succès malgré son apologie du bonheur individuel et sa satire du conformisme (ce qui avait choqué les censeurs). Une sorte de mariage entre le réalisme socialiste (Paul est un ouvrier méritant qui peut s’installer dans un bel immeuble tout neuf dans le Berlin en mutation) et le film psychédélique (avec péniche du bonheur où les amants voguent en rêve, recouverts de fleurs ; entre autres). Du coup, pour ne pas être trop décadent, le film mélange aussi les genres : la comédie romantique se finit en drame, d’une façon assez peu crédible.
Alors profitant de la programmation spéciale chute du Mur d’Arte, j’ai renoué avec Paul et Paula. Je me suis rappelée m’être étonnée de la lenteur du début : on voit d’abord Paul et Paula plus ou moins rater leur vie (l’une a deux enfants sans père et va se résoudre à se marier avec un vieux marchand de pneus, l’autre a épousé une foraine avide de confort), et il faut attendre une soirée dans une boîte où tous deux viennent noyer leur désillusion pour que les deux voisins se plaisent. Après c’est l’euphorie : fantasmagorie, présentation aux ancêtres morts, fleurs, perruques, concerts classiques sur les toits qui font pleurer (et rock est-allemand) . Mais Paul ne veut pas divorcer (sa carrière, voyez-vous). Alors ça tourne au drame. Paula arrête de chanter en reprenant des bouteilles en verre consigné dans le supermarché où elle travaille. Et ça finit mal, ou presque.
Mais ce n’est pas grave. L’important c’est la petite flamme de l’adorable enquiquineuse, c’est sa liberté d’aimer et même de mourir dans le monde grisâtre où elle vit. Ce sont les silhouettes improbables des héros, petite brunette à choucroute et grand dadais au visage anguleux. C’est l’aspiration au bonheur, la gaieté des amants sur le fond grisâtre des supermarchés en rupture de stock, des immeubles moches et des cours désolées.
(*C’est le nom d’un livre qu’on avait offert à ma sœur, et qui évoquait le Berlin d’avant guerre)