Y a-t-il tant de poupées dans le dernier livre de Françoise Houdart ? Les nombreuses histoires qui s’imbriquent et qui ont pour point commun une curieuse collectionneuse de poupées et un brocanteur chinant les histoires particulières des objets ne parlent-elles pas d’une seule poupée ? Celle justement qu’il vaudrait mieux oublier, le secret.
La poupée Emma traverse pas moins de trois générations, elle est le symbole d’un secret jamais dit, celui d’une première enfant morte et dont le père serait peut-être un soldat allemand. Ce secret si lourd, celui qui donne une tristesse inconnue, le même que celui de Philippe Grimbert, ne cesse de passer de mère en fille. Mais pourquoi la première d’entre elles, Mathilde ne vit pas seule son chagrin (celui d’avoir perdu une enfant, celui aussi d’un amour perdu) ? « Vais-je pouvoir me libérer, à travers toi, de cette part d’enfance alourdie du silence de ma mère, du regard de mon père ? (…) Ai-je le droit de léguer ce qui m’est resté incompris ? » (p.95)
L'on ne dit rien mais l'on donne en héritage la précieuse poupée Emma ; ainsi, la fille, sans connaître le secret en hérite : « Qui peut savoir que rien ne se perd, rien ne s’évade du corps vernissé d’une poupée, le corps lisse, hermétique d’une poupée ? Les couches de mémoire se superposent comme les âges de la terre depuis les premiers temps du monde. » (p.80).
Mais, ne nous y trompons pas, ce ne sont pas les objets qui nous hantent, les humains sont seuls à reporter leurs obsessions sur les jouets : quand la poupée Emma est volé, la tristesse reste. Le vol de la poupée Emma, son abandon temporaire par la petite fille sur un banc public est-il un acte manqué ? La volonté de ne pas supporter un secret ? Ce n’est pas d’éliminer la poupée Emma qui supprimera un héritage trop lourd ; enfoncer ses yeux aussi fixes qu’un secret de famille ne change rien.
Maria collectionne ainsi les poupées, qui sait ?, un jour peut-être elle retrouvera poupée Emma. Mais, en son for intérieur, elle sait la vanité de sa recherche, abandonnant tout au brocanteur, le gardien de l’histoire des objets. Les poupées de Maria iront alors rejoindre les obsessions d’autres : celle d’Emile à qui l’on a enlevé sa poupée alors que c’était la seule chose lui appartenant, Jeanne à qui l’on a enlevé son poupon noir…
Psychanalyse de la poupée
« Je suis l’ébauche d’une histoire qui recommence. » (p.122)
La poupée ne change pas, elle ne grandit pas, elle n’apprend pas à parler. Une poupée ne parle pas, elle n’a pas de « trous », ni ceux qui feront d’elle une femme, ni ceux qui lui permettent d’exprimer le chagrin, seule manière d’en faire le deuil : « Toute fermée. Tu n’es pas tout à fait achevée. Pas tout à fait comme une femme avec ton corps sans trou, ton corps bouché. » (p.186)
Elle est le jouet type de la petite fille, un miroir. Elle est aussi le symbole de l’enfance éternelle car jamais elle ne grandit ; c’est ce même phantasme qu’une mère assouvit en donnant naissance à une petite fille ; elle se retrouve alors, dès lors comment faire pour ne pas reporter ses pensées et ses traumatismes ? C’est aussi parce qu’une poupée ne grandit pas qu’elle peut symboliser les secrets et les traumatismes qui restent toujours. La poupée est l’éternelle enfance et l’éternel chagrin. "Oublier Emma" Françoise Houdart, Luce Wilquin, 20€