Jean-Max Tixier vient de mourir à l'âge de 74 ans. Après celle d'Henri Meschonnic et du peintre-calligraphe Jacques Le Roux, la nouvelle de sa disparition m'a bouleversé. Nous nous ne sommes pas vus beaucoup pendant les trente cinq ans d'amitié qui, malgré la distance, nous ont lié, mais nous nous téléphonions souvent. J'aimais sa voix chaleureuse, son fort accent et sa gouaille méridionales. Travailleur acharné, auteur d'une œuvre considérable —essais, romans, récits, poèmes — (je renvoie au site de Michel Baglin Texture qui le présente longuement http://baglinmichel.over-blog.com/), il savait aussi être attentif aux autres et fidèle à l'amitié. Je reproduis, ci-dessous, un article écrit à la parution de Chasseurs de mémoire l'un de ses plus beaux livres.
Beauté blanche
Tu découvres que la beauté est blanche.
Jean-Max Tixier
Le titre du dernier livre de Jean-Max Tixier, Chasseur de mémoire[1], pourrait caractériser à lui seul une démarche et un itinéraire poétiques qui, depuis Etats du lieu[2] en passant par L’Instant précaire[3] et L’oiseau de glaise[4] ne cessent de s’approfondir dans un long travail d’anamnèse où le poète, perdant sa propre mémoire, tente de s’ouvrir aux forces obscures et éblouissantes d’une autre mémoire, toujours approchée, toujours fuyante.
Cette mémoire ne relève donc pas d’un passé personnel, objet d’une nostalgie totalement absente ici. Pré-individuelle, élémentaire, mythique elle est enfouie sous cette somme de pensées et d’émotions toutes faites qu’est le plus souvent notre existence. C’est pourquoi chaque livre se présente comme une sorte d’exploration ou de fouissement à la fois tâtonnant et sûr de lui-même dans les strates pétrifiées des conventions et habitudes dont nous sommes faits. D’où le sens et le rôle structurant des « suites » de proses qui les composent souvent et qui, dans leur fausse linéarité, sont l’inscription même de cette errance toujours reprise, jamais achevée en quête de « l’ivresse du premier cri » où pourrait enfin (re)commencer la vie.
Comme dans un certain nombre d’œuvres contemporaines, ce retour rêvé à l’origine passe par un schème imaginaire de base : celui de l’enfoncement, de la descente à travers une matière faite de la sédimentation des formes usées et mortes qu’il faut traverser pour atteindre l’autre côté. Mais chaque poète l’investit à sa manière. Ce qui fait la singularité de la démarche de JMT, se résume dans l’image du chasseur et les connotations qui lui sont associées ‑ poursuite, traces, pistes, flèches, gibier…‑ auxquelles s’ajoutent ici celles, très prégnantes, de la prédation et de l’effraction. C’est pourquoi, clairement revendiquée au terme de L’instant précaire (« Il faut se pourvoir de violence en terre d’élégie »), cette.agressivité devient l’une des constantes de Chasseur de mémoire à travers tout un bestiaire qui, des fauves aux insectes en passant par les oiseaux de proie, établit le poème à la pointe du cri : celui de l’agonie qui pour être aussi celui de la naissance.
Le territoire où se déroule cette quête – cette traque – existentielle participe du même imaginaire d’âpreté et de violence. C’est un lieu aride où règne le minéral et, fusion de la pierre et de la lumière, la corrosion purificatrice du sel. Ici, tout disparaît, perd sa forme, s’évanouit dans une blancheur, espace où disparition et apparition se confondent : « La blancheur se confond à l’absence. La transparence absorbe tout. Le ciel est nu. »
Ce qui d’abord se perd dans cette errance aux confins, c’est le moi et son carcan de certitudes et de fausse maîtrise . « Tu n’as plus d’identité. Sinon l’âme de la hache qui s’abat. » écrit JMT en cette belle image qui dit le passage du désir de durer, de la consistance à l’extase instantanée d’une imminence.
Dans son goût de l’image, dans son usage de l’exclamation et de la rupture (il faudrait ici étudier le travail de la ponctuation et, en particulier celui du point – punctum ‑et de sa charge de violence) cette écriture est essentiellement baroque. Au sens où le serait celle de Saint-John Perse, cité au seuil de Chasseur de mémoire et souvent présent dans ces pages (« Gens de gabelle, à livrée de salpêtre, le bruit de leur galop emplit les siècles »). Mais l’anabase tixéenne est aux antipodes de celle de cet « allié substantiel » : non pas luxuriance et expansion mais concentration et rétraction. Les images ne sont pas là pour ouvrir l’espace des éléments et l’investir d’un souffle conquérant. Elles ne l’évoquent, au contraire, elles ne le parcourent que pour mieux le traverser – l’exténuer. Afin d’atteindre ce point que dans toute rhétorique baroque elles n’ont pas pour fonction de révéler mais de masquer et de recouvrir : le vide essentiel où tout ne cesse de s’abîmer et de surgir.
Il ne faudrait pourtant pas croire JMT dupe, comme un certain nombre d’autres, de cet imaginaire régressif sur lequel il semble fonder son geste poétique. Ce que poursuit le poème, dans sa traque obstinée, ne relève pas d’on ne sait quelle douteuse transcendance. Les dieux, s’ils apparaissent ici, ne sont que les effigies d’une essentielle absence. Comme Mallarmé débarrassé du « vieux plumage » de la divinité, JMT sait qu’il n’y a que le monde et rien d’autre : « Le dieux ne dansent plus dans les matins de la parole. La pierre n’est que la pierre. La mer se ramène à la mer ». Et il sait aussi que si un feu semble brûler au cœur de choses, il ne vient pas d’ailleurs mais du plus profond de lui-même. De cette force épiphanique qui, soudain, fait briller l’instant d’une lumière d’enfance , le désir : « Les dieux n’ont jamais eu de formes que ton désir […] Tu as peuplé ces fleuves, ces écorces, ces pierres ». Comme il sait que ce désir ne pourra jamais se lever ailleurs qu’à la pointe des mots, dans l’intensité fracturante d’un dire jailli avant toute profération – logos spermatikos gros d’une révélation instantanée : « Son lieu est au bout du langage. Où le présent se consume dans des incandescences sans objet. »
C’est pourquoi si l’on peut considérer la quête de JMT comme aimantée par une inaccessible origine, c’est à condition de bien comprendre que celle-ci ne se confond pas avec on ne sait quel improbable commencement puisqu’elle a lieu à chaque instant, dans cet appel, ce surgissement d’où s’engendre un sens qui n’existe que d’être proféré : « Je le garde devant mes pas. Je le regarde sans le voir. Je le nomme sans le connaître. Mon désir créé de sa nécessité. Vers lui j’avance avec mes mots. Tirant le sens d’où je le pose. Ainsi se trace le chemin. Ainsi surgit des profondeurs la force qui me pousse » D’où cette formule en forme de souhait qui pourrait être la devise de tout poète conscient de la dimension foncièrement hétérogène et en même temps profondément intime de la parole qui le traverse : « Précaire, ô fugace, devenir le chant que je suis. »
[1] Le Cherche midi éditeur, 2001.
[2] Autres Temps, 1992.
[3] L’Arbre à paroles, 1995.
[4] Arcantère, 1995.