Billet dédié à ma voisine sur le trajet Lille-Paris, TGV du Jeudi 8, (16 h - 17 h 02)
Comme beaucoup d’auteurs, j’ai chez moi, en permanence, une petite réserve de chacun de mes livres. Pour des cadeaux, pour des envois obséquieux, ou pour des ventes à des lecteurs qui souhaitent l’envoi d’un livre dédicacé.
Mon stock personnel de « L’Étage de Dieu » était à zéro depuis la semaine dernière. L’Étage de Dieu, c’est mon recueil de nouvelles, paru en 2006, qui traite de la vie des cadres dans les grandes entreprises. C’est un recueil qui m’est cher, car il m’a valu mon premier prix littéraire, le prix Furet du Nord « Découverte d’un écrivain du Nord - Pas-de-Calais ». A ce titre, il a été co-édité par Le Furet du Nord et Jordan (Belgique). Paragraphe d'auto-glorification dont vous comprendez l'objet à la fin de ce billet.
Pour ceux qui ne savent pas, Le Furet du Nord, c’est comme la Fnac, mais en plus grand, en plus beau, plus présent, dans la région Nord (14 librairies - celle de Lille est la plus grande librairie d’Europe). Et Jordan, c’est un éditeur belge qui ne mérite aucune publicité.
Ce livre n’est proposé qu’en diffusion régionale. Je suis donc allé hier à Lille, pour en chercher une double douzaine, après avoir prévenu.
C’est toujours drôle, pour un auteur, d’acheter son livre. Là, ce fut encore plus drôle : je n’ai pu en acheter que 16 car il n’y en avait plus. Même en faisant remonter les réserves des treize autres Furet, il ne restait plus que 16 exemplaires. Tous les autres exemplaires ont été vendus au fil de ces trois années.
Le tirage était de 2.000, je remercie donc les 1.984 lecteurs qui, par le bouche-à-oreille, ont lancé dans le Nord le jeune auteur que je suis. Mille neuf cent quatre-vingt-quatre exemplaires vendus (en lettres, ça fait plus impôrtant), ce n’est pas mal, pour un livre qu’on ne trouve que dans une seule région. Certes, il été bien mis en avant par les Furet, mais c’est un beau chiffre. Nouveau paragraphe d'auto-glorification dont vous comprendez l'objet à la fin de ce billet.
Le plus beau chiffre, c’est ce zéro. C’est la première fois qu’un de mes livres est épuisé, et j’en étais tout ému. Le sentiment est complexe, un mélange de nostalgie et de fierté scolaire : le livre a réussi, il a fini sa carrière, il n’existe plus (mais je peux récupérer les droits).
Je suis reparti pour Paris avec mon sac Furet du Nord bien rempli. Ma voisine dans le train était bavarde, elle a regardé mon sac rouge plein à craquer :
- Eh bien, vous en avez acheté, des livres, au Furet !
La suite s’est passée exactement comme je le craignais. Je lui ai fait un bon sourire, sans répondre, pour éviter toute relance de dialogue, mais rien n’y a fait, elle a poursuivi :
- Et qu’est-ce que vous avez acheté de beau, si ce n’est pas indiscret ?
Evidemment, que c’était indiscret, mais comment le lui dire ? J’ai sorti un exemplaire de mon livre, je le lui ai montré, modeste.
- Et les autres ?
- C’est le même, seize fois le même.
- Ah, vous êtes enseignant ?
Pourquoi devais-je être enseignant ? Parce qu’ils sont les seuls à imposer la lecture d’un même livre à un troupeau de lecteurs appliqués ? J’ai hésité à dire oui, oui, je suis enseignant, mais je voyais mal le mensonge à construire ensuite, j’ai préféré être honnête :
- Non, je suis écrivain.
J’ai pris le petit air arrivé que j’affiche toujours dans ces cas-là, mais ça n’a pas suffi. Elle m’a regardé, soupçonneuse :
- Georges Flipo, c’est vous ?
J’ai hoché la tête, et j’ai vu dans son regard une immense compassion. Peut-être un peu de mépris aussi : le pauvre, il en est réduit à acheter ses propres livres pour faire croire qu'ils se vendent bien ! Elle a ouvert son magazine, Psychologie, et ne m’a plus rien dit. Peut-être y cherchait-elle un article sur « La psychopathologie de l’échec », ou « Comment parler à un naufragé de la réussite sociale », je ne sais.
Moi, je n’avais pas acheté de magazine. Alors, faute de mieux, j’ai sorti un exemplaire de mon livre, et je l’ai lu pendant tout le voyage. Je l’ai trouvé très bon (si, si !) et il m’est arrivé de sourire en le lisant : je n’osais lever les yeux, car je devinais son regard.
Je me demande comment elle a raconté l’histoire à son mari quand elle est rentrée chez elle. Peut-être qu’elle a cherché mon nom sur Google. Peut-être a-t-elle trouvé mon blog. Peut-être est-elle en train de lire ce billet. C’est pour elle, juste pour elle, que je l’ai écrit, histoire de sauver la face.
Madame, si vous me lisez, laissez un commentaire pour me dire que, maintenant, vous comprenez. Un commentaire pour me rassurer, pour me débarrasser de cette humiliation qui pèse sur mes épaules depuis hier soir. Si vous le voulez, je vous enverrai un exemplaire dédicacé*.
* Mais attention, hein, c'est 11,50 € plus 3,07 € de frais de port. Hé, pas de cadeaux, je ne suis pas assez fortuné pour jouer les mécènes.