Tarantino’s delicatessen ou l’esthétique cannibale (2/2)

Publié le 08 octobre 2009 par Petiterepublique

Spectacle de la mise à mort

Jamais dans la peinture, sinon, chez les peintres pompiers, l’exhibition du sang et de la mort n’a été montrée comme jubilatoire drôle et plaisante.  Expression de la passion et compassion dans l’art chrétien.. fascination morbide pour les sacrifices des martyrs  sans doute, mais assimilée à l’horreur. Chez Goya, les horreurs de la guerre et la barbarie sont  observées avec une lucidité pleine de désolation et sans complaisance pour le détail. Le sang qui coule dans le 3 de Mayo, n’est qu’une trace de peinture, comme un simple signe. Les croquis de guerre de d’ Otto Dix sont de la même nature et sont des manifestes évidents de la foi en la puissance des images. Les corps de viande de Bacon et Rebeyrolle par la décomposition de leurs formes, expriment des figures basculant dans l’angoisse intime et la dimension rugueuse, sensuelle des matières, nous éloigne clairement de l’imagerie de la violence.

Par contre, les seules peintures complaisantes sur la mort, la mise à mort et l’exécution sont celles par exemple, de  Gérome :  Police verso, de Regnault : une décapitation chez le sultan et  l’Expiation (voyeurisme sur la guillotine et le condamné)  de Friant, des artistes académiques en vogue à la fin du 19ème siècle, des techniciens remarquables, qui dans de grandes scènes virtuoses, étalaient leur savoir faire sans sens.

Ainsi, ce n’est pas parce que c’est une fiction ( c’est du cinéma ! !) que c’est anodin ; la puissance des images et a fortiori la puissance démultipliée des images filmées, est immense en collant au plus près à la réalité de la vision, de l’ouïe et de la durée. L’utilisation populaire des images filmées, dans des registres aussi différents que les actualités, la publicité, les souvenirs personnels et la création artistique contribue de plus à brouiller parfois les repères, à glisser d’un code à l’autre.  Il me semble que justement Tarantino excelle dans le brouillage systématique et il le fait dit-on avec une virtuosité et une connaissance fabuleuse de ces univers, mais quel est la valeur de ces citations, de ces prouesses formelles, de cette maîtrise quand au bout du compte, elles servent des images complaisantes et insistantes de mises à mort ? Corrida ou place de grève !

La méticulosité, la lenteur, le soin, l’anticipation de la mise à mort me font penser aux rituels insupportables, de celui qui graisse ses armes, aiguise sa lame, dose sa dose, essaie sa mécanique de guillotine, teste la solidité de sa corde ou vérifie l’étanchéité de la chambre à gaz. A juste titre, le cérémonial et la préparation de la mise à mort sont parmi les arguments contre la peine de mort, la préméditation est considérée comme aggravante en toutes circonstances. L’incitation au meurtre est un crime et la peine de mort abolie dans de nombreux pays.

Succès populaires

La violence au cinéma est ancienne, mais l’apparition du sang sur les écrans est relativement récente. En aucun cas, cette licence de représentation n’a marqué un plus artistique, au contraire pour ce qui est du western. L’introduction de cette dimension de réalité a contribué à renforcer l’illusion de la vérité. Or le principe d’illusion est rarement en art un signe de subtilité, sauf dans le cas des vanités.

Sommes-nous en présence d’une vanité avec Tarantino ? L’illustration et l’imagerie, sont des pièges et  éloignent de l’art de la suggestion et de l’ellipse. Montrer est la question évidemment centrale de tous les arts visuels. Ce que je vois des films en question me fait penser à une fuite en avant vers le spectaculaire, la licence délibérée, la surenchère tant dans le luxe virtuose que dans la violence des scènes.

Le côté paroxystique est un fait à étudier. Souvent, les dérives formalistes et technicistes ont été le signe d’un engorgement et d’une impasse esthétique. Le succès populaire n’est signe de rien. La connaissance et les citations non plus. Ce qui semble émerger de ce genre d’image est l’anesthésie de la sensibilité, l’élision du principe de l’affect dans l’œuvre, ne restent que les percepts, les concepts et les références. On s’éloigne ainsi de tout ce qui fait œuvre, la dimension poétique et sensible.

Il se trouve que cette réduction de l’œuvre à des effets, se retrouve chez un certain nombre de plasticiens ( Koons, Hirst…), combinant goût d’une provocation institutionnalisée et largement relayée et commercialisée, mélange des genres ( puérilité, morbidité, séduction..) et dimension spectaculaire des œuvres.

Voir des films sanglants et violents est une expérience que j’ai souvent faite malgré tout, et des James Bond aux Leone en passant par de nombreux films de guerre ou noirs, ceci se conçoit…ce qui me révulse,  dès les premières minutes de plans de Tarantino, et dès cette bande annonce, c’est le sentiment  d’être démarché, comme par des publicités de télémarketing. Tout me semble faux, et le ton, et les arguments et la méthode et pire encore, le produit proposé.

Pourquoi ces films sont largement populaires ?

On entend à son propos, qu’il est sans tabous, qu’il est iconoclaste (mot devenu passe- partout pour encenser la plupart des créateurs hypermédiatiques…) ; mais la violation des tabous comme règle esthétique révèle une intention délibérée. Celle de capter, par la transgression des interdits, un assentiment par délégation.

Essayons une hypothèse positive, selon laquelle Tarantino exprimerait avec courage, de secrets et enfouis désirs ; instrument de nos pulsions, prêtre de nos  fantasmes, Tarantino, serait donc un Sade populaire, un Georges Bataille médiatique ou encore un Apollinaire au top des ventes, avec ses onze mille verges………

Il s’agirait donc  d’une violence par délégation, d’une conjuration de nos angoisses devant la fragilité des corps.

Ce serait une manière de faire face, par le biais des fictions à la dimension organique de notre être ; il y aurait en fait une épreuve émotionnelle forte et le trouble provoqué chez le spectateur, serait une manière de faire oeuvre humaniste de sensibilisation au mal absolu. La mise en scène systématique d’assassins résolus, qu’ils soient bandits, tueurs à gages, femme vengeresse ou soldats perdus serait une façon de nous confronter à la violence latente de nos mondes. De nous faire percevoir les frontières de nos pulsions….Mais pourquoi l’humour ? Pourquoi les décalages ? Pourquoi les citations, quand le propos serait si clair ? Ces rires et agitations seraient comme libérateurs de nos culpabilités, et les citations comme repos, comme pauses culturelles après les sensations brutes ; c’est une hypothèse qui pourrait tenir.

Intentions

Mais pourquoi alors, les critiques, parlent-elles de jubilation et de sentiment roboratif, là où il devrait y avoir malaise et questionnement ? Les rires auraient donc la fonction de débonder le trop plein d’émotions. Ainsi, il y aurait réellement de l’affect, et la violence ne serait pas un spectacle, mais une épreuve. Je crois peu à cela. Depuis quand le spectacle de la souffrance est-il une leçon ?

Il ne me semble pas avoir lu ou vu l’auteur, afficher la moindre intention à propos de ses oeuvres, si ce n’est l’art de la citation et des clins d’oeils cinéphiliques. L’un des grands arguments, concernant ce cinéaste, est celui de la cinéphilie : mais en quoi l’érudition a-t-elle jamais été un argument esthétique ? Qui plus est quand il y a confusion dans les interprétations, nous avons plus affaire à un art de compilation et de montage ; érudition, attitude de flatterie auprès des cinéphiles, qui se sentiront visés et obligés de repérer, de faire montre de leur complicité, par delà la portée esthétique du film.

Il y a quelque chose de postmoderne, y compris bien sûr de kitsch, dans le côté apparemment décalé et comique revendiqué. Un fonctionnent délibérément construit sur le 2ème, voir le 3ème degré….quelque chose comme le fameux et insupportable L.O.L des messages qui désengage tout rapport réel et désamorce en  fait  tout discours et même toute interprétation comme forcément présomptueuse ou insuffisante. Fuite devant le discours, devant le sens. Tarantino semble donc vouloir échapper réellement à tout point de vue, il semble vouloir désamorcer toute critique, par une roublardise revendiquée. L’ambition affichée  en interview, n’est que celle de la célébrité !!!

Je n’ai donc pas vu ce film, j’ai vu et entendu de nombreuses personnes qui l’avaient vu…j’attends que l’on me dise que mes appréhensions et interprétation sont fausses…que ce que je vois dans la bande annonce n’a rien à voir….Il se poserait quand même le problème de savoir pourquoi une telle bande annonce ! Pourquoi ces seuls extraits sadiques sur You Tube ?…Jusqu’à présent, tous les spectateurs m’ont conforté. Mais si quelqu’un réussissait malgré tout à  me convaincre…..je ne dis pas non plus  que j’irais voir…

Car comme en cuisine cannibale..le goût ne justifie pas forcément la transgression du tabou.

Elia Sikander

Enseignant, conférencier et plasticien.