Reynaldo Hahn : Notes. Journal d'un musicien.
Plon, Choses Vues, 1933, in-12, 296 pp.
Quelques anecdotes piochées dans le journal de Reynaldo Hahn, partie juvenilia. Entre un dîner chez Mme de Pourtalès avec la marquise de G..., la lecture de l'Enfant de volupté, un déjeuner avec Mme de Chevigné, des soirés aux concerts... On y trouve, outre l'ami Marcel prêt pour son duel avec Jean Lorrain, un Mallarmé familier, une apparition de Laurent Thaillade chez Sarah Bernhardt, la troublante Liane de Pougy et, plus curieusement, un intérêt pour la chanson populaire, le café concert et l'électrique Polaire.
J'ai parfois l'air de connaître beaucoup de musique et, au fond, j'en connais très peu. La liste de ce que je connais serait vite faite et je n'en finirais pas s'il me fallait énumérer tout ce qui me reste à connaître pour arriver seulement à la cheville du plus médiocre des musicologues. Et je n'étais pas étonné l'autre jour en entendant Marcel (1) dire qu'il connaissait très peu de chose en littérature. C'est qu'on devine beaucoup l'Art auquel on appartient vraiment. Certains poètes parlent assez bien musique ; mais j'ai rarement entendu un musicien parler poésie sans dire des bêtises.
(1) Marcel désigne toujours Marcel Proust
Dîner chez Frantz Jourdain. Séverine, Rodenbach, très sentencieux, sa femme, la rousse Hollandaise, parlant le français avec un accent presque espagnol. Mallarmé, qui, « tout de même » comme disait France, est un peu acteur (mais exquis). Léon Daudet, Lucien. Après dîner arrivent une foule de petits jeunes gens très laids et très graves, amis de Francis Jourdain, parmi lesquels un admirateur passionné de Mallarmé. Ce dernier prend une pose hiératique (1) pendant que je chante « les chères mains » ; il se tient debout au milieu du salon, les bras croisés, les yeux mi-clos. Puis il vient à moi et m'adresse des éloges sur « l'accompagnement » de cette mélodie. En me disant au revoir il me fait une moue mystérieuse que je suppose d'approbation. Mais je sens que j'ai fort mal chanté ce soir, gêné par tous ces adolescents sévères.
(1) Manet disait de lui : « On dirait le fils d'un prêtre et d'une danseuse. »
Hier, enterrement de Verlaine. Tout a été très bien et même assez imposant. J'avais envoyé à Montesquiou de l'argent pour qu'il l'employât à payer certains frais d'enterrement. Mais on n'en a pas eu besoin, et il me l'a renvoyé avec un mot qui m'a déplu. J'ai immédiatement répondu avec acidité. Ah ! Si nous pouvions être brouillés !
Aujourd'hui, Marcel s'est battu avec Jean Lorrain qui avait écrit sur lui un article odieux dans le Journal.
Il a montré un sang-froid et une fermeté, depuis trois jours, qui paraissaient incompatibles avec ses nerfs, mais qui ne m'étonnent pas du tout.
Ce soir, chez Méry-Laurent, j'ai entendu Mallarmé parler de Dreyfus : « Ce serait intéressant de voir comment une nation qui se respecte s'y prendrait envers cet homme s'il était reconnu innocent, d'assister au départ des cuirassés allant au devant de lui, des yachts particuliers et de moi-même dans mon petit bateau ; ce serait enfin curieux de voir quelle situation on lui trouverait, et qui ne pourrait être que celle de président de la République, encore insuffisante, n'est-ce pas, à rétablir la balance ? »
Sur la mauvaise nourriture : « Du jambon et un verre de bière, voilà de quoi faire un bon dîner ; l'essentiel, n'est-ce pas, c'est qu'on ne serve que des choses qui ont bien l'air d'avoir été faites pour être mangées. Il n'en est pas ainsi chez les C... où tout à l'air d'être fait avec les cheveux de Mme C... ; c'est mieux chez les S... où, du moins, lorsqu'il y a un dîner, on déménage les objets d'art et on met la pendule et les flacons de toilettes sur la table. »
Quel agrément dans sa conversation ! Les mots qu'il prononce sont toujours inattendus et pourtant exaucent toujours votre espoir. Il est simple et familier ; vrai prince de l'esprit. Etant à Gand, et devant faire une conférence, il s'aperçut, pendant le trajet de l'hôtel à la salle où elle devait avoir lieu, que sa cravate était défaite et que son col allait se défaire aussi ; et il pria alors l'adjoint du bourgmestre qui l'accompagnait de bien vouloir lui indiquer une : « maison spéciale où une dame voudrait bien lui rendre le petit service de lui refaire sa cravate. »
Déjeuner chez Sarah. Arrivée de Laurent Tailhade étrennant son oeil de verre à travers le quel il me reconnaît. Il me raconte en détail sa maladie et son opération. Il est bien élevé et affecte les façons de Mallarmé.
Sarah descend en redingote, culotte collante et bottes montantes, les cheveux relevés d'un coup, fixés avec une épingle, comme autrefois. C'est la coiffure qui lui va. Ce costume est un essai pour l'Aiglon. Pendant tout le déjeuner elle est exquise de vivacité et, par moments, admirable de fureur quand, revivant chaque scène, elle raconte de vieilles histoires. Au fond il semble qu'elle ait toujours raison et malgré tout ce qu'on peut dire il y a en elle un élément « brave femme » qui, très souvent, prend le dessus.
Judic m'a vraiment charmé ce soir par ses chansons. Elle a une vilaine petite voix, elle est grosse, âgée, et elle chante des chansons « raides », aussi ; mais elle les dit de la façon fine et légère d'il y a trente ans, du temps de Meilhac, - de son temps, à elle ; cela passe tout seul, et pourtant il y a un petit couplet sur « la mousse »... Yvette (I) n'a rien de plus indécent dans son répertoire. Mais Yvette le soulignerait, tandis que Judic le sauve par la candeur sans recherche du ton et du regard.
Observations, réflexions diverses, hier, après deux heures passées chez Liane de Pougy pendant qu'elle posait pour La Gandara. Beauté surnaturelle de cette femme, poésie céleste qui dérange ma sceptique quiétude.
Hier, à la Scala, j'ai sérieusement admiré Polaire, bizarre, fine et grisante dans l'agitation érotique. Elle a chanté avec un art sauvage et décadent à la fois le P'tit Frisson.
Qui m'donn'ra la p'tit' sensation
Qui fait qu'on dit : j'en suis baba !
Ya donc pas moyen d'trouver ça ?
Demande-t-elle ; et cette question, elle la dit d'abord avec grivoiserie, puis avec mépris, puis avec un geste de rage sensuelle, et enfin avec d'imperceptibles tremblements hystériques, une tristesse amère et nerveuse.
Il y a d'ailleurs beaucoup de talent en ce moment à la Scala. Claudius est fin ; un nommé Mayol a une dextérité extraordinaire, une sûreté qu'on acquiert pas en un seul jour. Polin est toujours charmant. Et parmi les « vedettes » de second ordre, plusieurs ne sont pas du tout mauvaises.