Le catalogue de l’éditeur américain Image Entertainment comporte une véritable curiosité avec un disque « double programme » réunissant deux films américains plutôt obscurs : The Sin of Nora Moran de Phil Goldstone et Prison Train de Gordon Wiles. Les deux œuvres n’entretiennent a priori pas de véritable rapport. Il s’agit, certes, de deux films B indépendants des années 1930 mais qui relèvent de genres relativement différents. The Sin of Nora Moran est à rattacher au mélodrame tandis que Prison Train s’inscrit plutôt dans la vaste catégorie du film criminel. En fait, l’idée qui semble avoir présidé à leur réunion sur support numérique réside dans le lien établi avec un film ultérieur beaucoup plus célèbre. Les deux longs-métrages sont en effet présentés comme des influences potentielles sur le Citizen Kane d’Orson Welles, réalisé en 1941. L’éditeur a, de toute évidence, vu dans cette relation un argument commercial pour attirer les cinéphiles vers ces deux raretés.
Ce rapprochement s’avère intéressant – surtout pour le premier titre – dans la mesure où il tend à relativiser l’impact « révolutionnaire » de Citizen Kane dans l’histoire du cinéma. Il est aujourd’hui reconnu que le mérite du film d’Orson Welles sur les plans esthétique et scénaristique aurait été davantage d’avoir rassemblé en un même film des procédés déjà employés séparément par d’autres que d’avoir apporté une réelle nouveauté. Toutefois, si Orson Welles ne peut faire figure de véritable pionnier dans l’utilisation de ces techniques, il a su les concilier à une virtuosité de la mise en scène et à une recherche particulière dans la composition de l’image.
Ainsi, son travail sur la profondeur de champ est préfiguré par ceux d’Erich von Stroheim et de William Wyler ; Orson Welles empruntera d’ailleurs à ce dernier le chef-opérateur Gregg Toland. Sur le plan scénaristique, le cas de Thomas Garner (The Power and the Glory ; 1933), réalisé par William K. Howard, et scénarisé par Preston Sturges, est régulièrement avancé comme l’une des sources d’inspiration de Citizen Kane pour sa construction en flashes-back (Thomas Garner, diffusé assez récemment dans une belle copie sur Ciné Cinéma Classic, reste inédit à ce jour en dvd). Les deux films reposent d’ailleurs sur la même idée ; ils s’ouvrent sur la mort d’un magnat dont ils racontent ensuite la vie à travers une série d’allers-retours entre présent et passé.
L’influence probable de The Sin of Nora Moran sur Citizen Kane se situe elle aussi sur le plan narratif ; le film présente une construction similaire en flashes-back. De manière plus lointaine, au-delà de la question des inspirations, les quelques notes qui accompagnent cette édition dvd font mention d’un autre lien entre le film de Phil Goldstone et la personne d’Orson Welles. L’actrice principale Zita Johann fut l’épouse de 1929 à 1933 du producteur John Houseman, lequel fondera avec Orson Welles le Mercury Theatre en 1934. L’importance de Prison Train – qu’Orson Welles aurait vu avant de réaliser Citizen Kane – semble quant à elle bien moindre ; cette série B aurait seulement eu une incidence sur le casting. Linda Winters, qui tient un second rôle dans le film de Gordon Wiles, reprendra par la suite son véritable nom, Dorothy Comingore, et incarnera la cantatrice peu talentueuse Susan Alexander Kane dans le film d’Orson Welles.
The Sin of Nora Moran est clairement, des deux films proposés, celui qui présente le plus d’intérêt. L’éditeur ne s’y est pas trompé en accordant une place beaucoup plus importante sur la jaquette au magnifique visuel de son affiche. D’ailleurs, contrairement à ce que celle-ci pourrait laisser penser, le film est dépourvu de tout caractère érotique ou même de scènes de nudité, ce qui dans le contexte de l’époque – avec la mise en place peu après du Code Hays – aurait pu constituer un trait de curiosité. The Sin of Nora Moran illustre assez bien le principe de la suggestion, allant dans le sens de la bienséance dictée par le Code de production. Ainsi, il est seulement fait allusion au viol de l’héroïne par le recours à l’ellipse, laissant le soin au spectateur d’interpréter l’enchaînement des scènes.
Le long-métrage de Phil Goldstone se présente comme un mélodrame centré sur une « fallen woman » qui se sacrifie pour l’homme qu’elle aime. Le film débute dans le bureau du procureur John Grant (Alan Dinehart) qui est tenu d’apporter des explications à sa sœur Edith (Claire Du Brey) sur des lettres anonymes reçues par son époux, Bill Crawford (Paul Cavanagh). John Grant lui raconte l’histoire de Nora Moran (Zita Johann) qui était la maîtresse de son mari et qui fut condamnée à la peine de mort puis exécutée pour meurtre. Le film explore alors le parcours de l’héroïne à travers une structure en flashes-back gigognes accompagnés d’interventions du personnage de John Grant en voix-off. Du bureau du procureur on passe dans la cellule où Nora Moran attend son châtiment ; l’héroïne se remémore alors son enfance et ses différents emplois. La jeune femme, de condition modeste, fait plus tard la connaissance de Bill Crawford, candidat au poste de gouverneur. Ils entretiennent une liaison, selon le schéma traditionnel de l’histoire d’amour impossible sur fond de différence de classes sociales. Paulino (John Miljan), qui avait abusé de la jeune femme lorsqu’ils travaillaient ensemble dans un cirque, apprend leur aventure et décide de les faire chanter. Il est assassiné dans des circonstances laissées volontairement floues par le scénario. Le déroulement de ce meurtre sera présenté par la suite selon différents points de vue. La raison pour laquelle l’héroïne a été condamnée sera finalement dévoilée par l’intermédiaire de Bill Crawford. On notera que The Sin of Nora Moran se clôt, tout comme Prison Train, sur une traditionnelle résolution moralisatrice où l’attitude du criminel – ou du pécheur – se voit condamnée.
The Sin of Nora Moran pourrait paraître aujourd’hui assez banal si on le considérait sous le seul angle des genres. Pourtant, à la différence de Prison Train, le film de Phil Goldstone présente, même encore aujourd’hui, une véritable originalité. La structure en flashes-back qu’il adopte ne constitue pas en elle-même sa particularité ; cette construction est récurrente dans le mélodrame, et se propagera d’ailleurs, par « contamination », au film noir. L’intérêt du film réside plutôt dans la nature de ses flashes-back. Ces derniers présentent, pour l’essentiel d’entre-eux, une ambiguïté dans la description des événements, entre objectivité et subjectivité. Lorsqu’au début du film Nora Moran se remémore son passé la voix-off de John Grant indique qu’elle est en proie au délire ; ses souvenirs sont altérés par son état mental. La réalité des événements se mélange à l’imaginaire. Ainsi, par moments, à l’intérieur de flashes-back, Nora voudrait influer sur le cours des événements qu’elle revit mais se voit rappeler par un personnage de la scène qu’ils sont dans le passé et qu’elle ne peut donc plus intervenir. Par ailleurs, la confusion qui règne chez la jeune femme touche également les séquences situées dans sa cellule ; à un moment, son ancienne collègue remplace une gardienne et Nora se voit revêtue de sa tenue de cirque à la place de ses habits de détenue.
En dehors de son étrangeté liée à ses flashes-back, The Sin of Nora Moran illustre assez bien l’idée des qualités qui peuvent être tirées des contraintes budgétaires de la série B, condensant un grand nombre d’événements en à peine plus d’une heure et jouant sur un rythme relativement rapide à travers une construction elliptique. Le film de Phil Goldstone réserve également quelques marques de sophistication, que ce soient les séquences de montage qui ont recours de manière intensive aux surimpressions ou la vision d’une Nora Moran fantomatique.
Beaucoup plus mineur, Prison Train est un film criminel à l’intrigue globalement linéaire, construit autour de la rivalité entre deux gangsters, Frankie Terris (Fred Keating) et Manny Robbins (Alexander Leftwich). Le fils de Manny, Joe (James Blakely), sort un soir avec la sœur de Frankie, Louise (Dorothy Comingore / Linda Winters). Frankie surprend Joe en train d’importuner sa sœur alors qu’il la raccompagne chez elle. Les deux hommes se battent. Frankie tue involontairement Joe avant d’être arrêté en flagrant délit puis condamné. Manny décide alors de venger la mort de son fils en organisant l’assassinat de Frankie pendant son transfert jusqu’à la prison d’Alcatraz. Comme l’indique le titre, l’essentiel du film va ainsi porter sur ce convoi de prisonniers et se dérouler à l’intérieur d’un train.
Mis à part cette idée de huis-clos ferroviaire, Prison Train se révèle une série B assez basique, sans grande inventivité. On peut reconnaître au réalisateur Gordon Wiles une certaine capacité à habiller les murs de décors vides – conséquence du faible budget – en projetant des ombres sur les murs, mais pas de véritable personnalité dans la mise en scène. Par ailleurs, on trouve déjà le temps de quelques scènes le clair-obscur d’influence expressionniste qui marquera le film noir classique.
Le film semble souffrir davantage de ses faibles moyens que The Sin of Nora Moran. L’utilisation à de multiples reprises de mêmes plans, comme par exemple un gros plan du visage du personnage principal, atteste des faiblesses de la réalisation. On note également une incohérence à la fin du film lorsque le protagoniste s’empare de l’arme de l’un de ses adversaires. Par ailleurs, Gordon Wiles peine à exploiter l’idée de l’enfermement dans un train et à rendre vraiment dynamique ce qui constitue la plus grande partie du film. L’interprétation présente elle aussi des faiblesses, particulièrement du côté de Peter Potter, bien peu convaincant dans le rôle de l’agent fédéral Bill Adams. Le film de Gordon Wiles constitue toutefois un bon exemple de série B de l’époque de par l’impact des contraintes budgétaires sur ses choix scénaristiques et formels.
Sous un angle plus sociologique, on pourra remarquer un rôle d’importance confié à un acteur afro-américain et qui surprend pour l’époque par son absence d’attributs racistes, bien qu’il s’agisse d’un « méchant ».
Image Entertainement ne propose malheureusement pour découvrir ces deux série B méconnues qu’une édition minimaliste. Dépourvue de sous-titres, elle réserve son accès aux seuls anglophones. On regrettera également, hormis quelques notes qui manquent de clarté, l’absence de véritable travail éditorial alors que les deux titres appelaient des suppléments conséquents qui auraient permis de les resituer dans leur contexte de production. Image Entertainement présente toutefois les deux films dans des copies de bonne qualité, étant donné leur âge, ce qui demeure au fond l’essentiel. Les deux films affichent de bons contrastes et une définition correcte. Des tâches apparaissent régulièrement mais ne gênent à aucun moment le visionnage. Le son se révèle assez étouffé pour les deux films mais les dialogues restent tout à fait intelligibles.
The Sin of Nora Moran (1933) de Phil Goldstone / Prison Train (1938) de Gordon Wiles. Dvd 9. Zone 1 NTSC édité par Image Entertainment (États-Unis). Format : 1,33 : 1. Noir et Blanc. Son : Mono. Langue : Anglais. Sous-titres : aucun. Sortie : 5 juin 2001.