- Bonjour Monsieur le Président !
Rouge de confusion, l'homme se redressa.
- Euh, bonjour, oui, je ne t'ai pas entendue entrer. Tu es Sophie ?
- Que puis-je faire pour vous ?
(Résumé des 14 épisodes précédents : la jeune Sophie poursuit sa découverte du monde de l'entreprise... Ses aventures vous attendentici)
- Tu dois t'en douter ?
- Aucune idée. Jean-Benoît m'a dit qu'un de ses vieux amis avait besoin d'un coup de main, j'ai rangé ma trousse et me voici.
- Bon, au moins tu n'as pas été polluée par le battage médiatique. Voilà ce qui se passe. Tu sais que je suis le président de Shtonc.
- Oui, vous faites dans les nouvelles technologies je crois.
- J'aimerais bien, mais c'est pas le sujet. Figure-toi qu'un certain nombre de mes collaborateurs ont eu la très mauvaise idée de se suicider.
- Tous ensemble ?
- Non, un par un, c'est déjà suffisant. Il parait que je ne dois pas le dire, mais ils sont un ou deux sur 100000 par mois à en venir à cette douloureuse extrémité, c'est pile poil la statistique moyenne en France.
- En quoi cela vous concerne-t-il ?
Le président poussa un soupir de soulagement. Le bon sens d'une gamine, voilà ce qui faisait défaut dans cette société de zombies.
- Je suis heureux de t'entendre poser la question. C'est bien ce que j'ai demandé quand on m'en a parlé. Tu ne peux imaginer la horde de gens irréprochables qui me sont tombés dessus : les syndicats, les journalistes, les ministres, mon charcutier, ma femme...
- Votre femme, ça, c'est sérieux.
- En attendant, c'est les autres qui sont lourds. Ce qu'ils disent, c'est que ces suicides sont le cri de souffrance des salariés de Shtonk que leur hiérarchie refuse d'entendre.
- Et pour le reste de la population, les mêmes suicides exprimeraient quoi ?
- Je ne te le fais pas dire : quand c'est pas chez Shtonk, le suicide est une souffrance personnelle, et quand c'est ici, c'est pour ma pomme. Tu crois que tu peux me tirer de là ?
- Faut voir, vous connaissez mes tarifs ?
Le président sortit une énorme boîte de chocolats.
- C'est du Fauchon, à deux pas d'ici, les meilleurs.
Sophie goûta et s'extasia.
- Un homme qui achète d'aussi bons chocolats ne peut pas être tout à fait perdu. Allons-y !
- J'ai déjà consulté les meilleurs experts de Paris, veux-tu savoir ce que j'en ai retiré ?
- Pourquoi pas, ça me donnera le temps de savourer. Se sont pas moqué de vous, chez Fauchon.
- Quinze RV, douze réunions avec les plus grands noms de la sociologie, des ressources humaines et de la psychiatrie. Rien, Sophie, rien. Peau de zébu. Du vent.
- Qu'en attendiez-vous ?
- Euh, je sais pas ?
- Si vous n'en attendiez rien, le contrat est rempli. Supposons que tout se passe au mieux, vous faites face à cette situation mieux qu'aucun autre patron, tout roule, décrivez-moi la situation qui en résulte.
- Voyons, si tout se passe au mieux, j'ai honte de le dire, mais il y aura toujours des suicides chez Shtonk pour d'obscures raisons. Par contre, plus personne ne dénoncera les conditions de travail dans l'entreprise, en commençant par les malheureux qui se suppriment.
- Si tout se passe au mieux, qu'est ce qui aura changé dans ce que vous ressentez ?
- Je n'aurai plus cette trouille d'aller travailler le matin. Je suis fatigué. J'ai peur que tout ça me nuise.
- Qu'est-ce qui s'amenuise ?
- Mais Sophie, c'est moi qui m'amenuise ! Regarde-moi. Je suis vouté, plié en deux, recroquevillé, je ne suis plus que l'ombre de moi-même. J'ai perdu 3 kg en 3 semaines. Au rythme actuel, dans 87 semaines, je ne serai plus de ce monde.
- Ca nous laisse un peu de temps. Qu'y a-t-il de commun entre ce que vous ressentez et ce que ressent l'un de vos collaborateurs qui se plaint de ses conditions de travail ?
- Je reconnais que j'ai la meilleure place, mais ce qui me vient c'est que, moi comme lui, nous nous usons à notre tâche. Nous donnons tout pour travailler, jusqu'à notre santé. La performance de Shtonk dans ce monde impitoyable est à ce prix.
- Pourquoi serait-il équitable de consommer son corps pour vivre ?
- Euh, c'est ce que tout le monde fait, plus ou moins ?
- Dans ce cas, vous approuvez qu'un homme en bonne santé puisse vendre un de ses reins pour nourrir sa famille ?
- Ca n'a rien à voir. Dans un cas, cet homme se mutile moyennant finances, c'est abject. Chez Shtonk, nous travaillons très dur, nous nous donnons corps et âme, pour, euh, pour... pour être payé aussi je te le concède...
- Comment tout cela pourrait-il se passer autrement ?
- Avec la crise, Sophie, il n'y a pas d'autre solution !
- Pourquoi le travail userait-il ?
- Mais le travail a toujours usé ! Tripalium, torture, le travail est souffrance ! Labeur, usure et sacrifice des corps !
- Le sportif qui s'entraine, il souffre aussi. D'après vous, il s'use ou il se fortifie ?
- C'est pas comparable. Travailler, c'est se consumer au boulot, je ne vois pas d'autre possibilité. C'est bien pour me préserver que j'ai tout fait pour grimper tout en haut de l'échelle.
- Vous avez réussi ?
- Je me suis aperçu trop tard que plus je montais, moins je vivais. Mais où est le rapport avec mes désespérés du boulot?
- C'est à vous de le trouver.
- Peut-être que si le travail chez Shtonk était moins usant on ne monterait pas en épingle ces suicides, en effet. Mais c'est impossible, l'avenir de Shtonk est à ce prix.
- C'est une obsession. Avez-vous un jour rencontré quelqu'un qui se fortifiait en travaillant ?
- Oui, bien sûr. Je me souviens de ce cordonnier chez qui ma mère m'emmenait dans les années 50. Son échoppe sentait l'huile et la sueur. Ma mère me déchaussait, puis nous le regardions oeuvrer. Après quelques minutes il nous tendait le fruit de son labeur avec un sourire qui en disait long. Son travail, il en était fier, il s'en nourrissait, dans tous les sens du terme. Nous étions tous les trois ravis.
- Qui correspondrait à ce cordonnier, chez Shtonk ?
- Plus personne. Nous nous agitons dans le virtuel pour un client que plus personne ne connait, et aucun de nous ne livre son travail avec la pointe de fierté de mon cordonnier.
- Votre salarié de base, pour qui travaille-t-il ?
- Pour son hiérarchique.
- Et qu'est-ce qui pourrait se passer, entre eux deux, qui rendrait leur travail fortifiant ?
- Un peu de ce qui se passait entre ma mère et le cordonnier ? Une vraie relation, de l'écoute, de la reconnaissance de chacun par l'autre, mais comment veux-tu qu'on trouve le temps Sophie ?
- Vous voulez dire un peu d'amour ?
- Fadaises Sophie ! L'amour et le travail n'ont rien, mais alors rien à voir.
- Vous débarquez sur une ile déserte, seulement vous et une femme que vous n'avez jamais rencontrée auparavant. Vous travaillez des semaines à vous construire votre vie commune : un abri, de quoi boire, de quoi manger, de quoi vous défendre, des signaux visibles de la mer... cela vous prend tout votre temps, vous y mettez tout votre coeur, chacun avec ses moyens, sa force ou son ingéniosité.
- Où veux-tu en venir ?
- Au terme du premier mois vous pouvez enfin vous reposer, fiers de votre oeuvre commune. C'est votre première soirée paisible, la lune est pleine, vous êtes heureux de jouir du fruit de votre travail. Que va-t-il se passer, cette nuit, entre vous deux ?
- Je te vois venir, nous allons commencer à nous aimer ?
- Commencer ? Parce qu'un mois de labeur à deux sur une ile déserte, ce n'est pas s'aimer depuis déjà plusieurs semaines ?
Le président de Shtonc resta pensif. Se pourrait-il que...
- Ton histoire d'usure, ce serait comme le crédit ? On pourrait prêter la bonne somme au bon taux pour aider l'autre à construire, ou prêter trop et à taux usuraire sans s'inquiéter de le faire couler ?
- Pourquoi pas ? Je suppose que, quoi qu'on fasse à deux, c'est l'intention qui donne le ton.
- Tu voudrais me faire dire qu'il suffirait de travailler en aimant l'autre pour que le travail n'use plus, et même pour qu'il rende chacun plus fort et plus heureux ?
- Travailler, c'est mettre son corps en jeu, et si chacun respecte le corps de l'autre, le ressortir grandi.
- Mes suicidés obéiraient-ils à cette injonction de Shtonk de nier leur corps de travailleur ?
- Je crois que vous en savez assez, je vais vous laisser.
- Reste un peu, Sophie, ça commence à me questionner tout ça. En t'écoutant, je crois bien n'avoir jamais travaillé avec amour, ça se soigne ?
- Vous travaillez bien pour nourrir votre famille, c'est pas de l'amour, ça ?
- Euh, ton histoire d'ile déserte, Sophie, tu crois que...
- Votre ile est ici, c'est chez vous Shtonc, tout reste à faire, bon courage !
Le président resta seul. Il se sentait soulagé. Pour la première fois de sa vie, il se surpris à imaginer que travailler était peut-être un acte sacré, tout comme aimer. Un lien constructeur à l'autre.
L'ile déserte était là. D'abord assurer l'abri. Il était temps qu'il répare son toit, la maison en valait la peine. Il appela son assistante.
- Hélène, libérez tout mon agenda de ce qui peut attendre. Prenez-moi des rendez-vous en tête-à-tête avec nos 20 plus hauts cadres et avec 30 collaborateurs pris au hasard sur le terrain. Oui, en tête-à-tête, j'ai besoin de sentir avec qui je travaille dans cette baraque.
Le sourire radieux d'Hélène fut, ce soir là, la récompense de son travail.