«Prix citron» oblige, je songeais évidemment aux salariés éminemment «jetables» en vogue avec l’ultralibéralisme triomphant : une fois essorés ou «pressés comme des citrons»… «Orange amère» étant déjà pris : titre d’un documentaire diffusé il y a une dizaine d’années sur ARTE dans le cadre d’un «Théma» consacré aux villes conquises par le FN en 1995, dont Orange et son maire Jacques Bompard.
Le journaliste Yvan Le Roy a préféré le titre «Orange Stressé, le management par le stress à France Télécom» (La Découverte). Compte-rendu d’une enquête sans concession menée en toute liberté chez l’opérateur de téléphonie. Outre l’article que lui consacre Le Monde les “cassés” de France Télécom, je ne peux que conseiller la lecture du «chat» France Télécom : “On est passé d’une culture de service public à une machine à cash” où l’auteur débat avec les lecteurs du Monde, pour la pertinence de ses analyses.
Que Didier Lombard méprise totalement les salariés de France-Télécom, nous en avions déjà eu un aperçu avec une ignoble «sortie» : il parlait de «mode du suicide» et ses explications alambiquées n’avaient convaincu personne.
Pour aggraver son cas, Mediapart a exhumé dernièrement une vidéo tournée le 20 janvier 2009 à l’occasion de la remise au Centre de recherche de Lannion des «Orange Labs Awards», sorte de trophées de l’entreprise, destinés à récompenser les meilleures innovations technologiques. Ce document accablant n’était pas destiné à être diffusé mais Mediapart l’aurait déniché sur un site d’Orange consacré à l’innovation.
Didier Lombard aux salariés d’Orange: «La pêche aux moules, c’est fini». Il y donne la pleine mesure de son abjection et du mépris pour les graves problèmes de «souffrance au travail» du personnel de France Télécom provoquée par le «management par la peur» dont il ne pouvait manquer d’être alerté :
En 2008, douze salariés et un sous-traitant s’étaient déjà donné la mort, et deux avaient tenté de mettre fin à leurs jours – et en 2009, «l’Observatoire du stress et des mobilités forcées» (créé par les syndicats SUD et CFE-CGC) recense 24 suicides et 14 tentatives pour les 18 derniers mois.
Par ailleurs, il n’avait pu manquer de lire les rapports des médecins du travail du groupe, très alarmistes – la direction de France Télécom aurait même demandé à certains de supprimer des passages de leurs rapports ! - notamment celui du Docteur Catherine Corba, salariée de France-Télécom qui exerçait à Nice et Toulon. Orange/France Télécom: un médecin du travail avait donné l’alerte.
Le PDG de France-Télécom n’en a nullement cure, bien au contraire : son sport favori n’est-il pas de «dégraisser» les effectifs d’Orange du personnel ayant encore le statut de fonctionnaires ? Tous les moyens sont bons, peut-on lire dans un autre article de Mediapart Comment FranceTélécom a formé ses cadres à l’art du dégraissage. Il existe même un module de formation ad hoc à cet effet – le programme «Next» - destiné à 4000 cadres, il se déroule sur 10 jours et ne craint pas d’afficher son ambition «Votre leadership, notre futur» lequel consiste à pousser les salariés vers la sortie ou les forcer à la mobilité. Edifiant ! Cela fait froid dans le dos…
61 pages sur Power Point. Une froideur toute chirurgicale. Etats d’âmes interdits. Franchement hallucinant. Comment les cadres formés à ce management «à la hache» pourraient-ils ensuite être attentifs au mal-être des salariés qu’ils commandent, évaluent à tout bout de champ et maltraitent sauf à être de vrais «pompiers pyromanes» ?
Toute cette stratégie serait l’œuvre du directeur général adjoint, Pierre-Louis Wénes, lequel vient d’être opportunément mis sur la touche… Il est décrit par les syndicalistes comme un «cost-killer» responsable de tous les plans de suppression d’emplois et à l’origine du «management par la terreur» selon ce que je lis sur Le Monde Stéphane Richard devient le numéro 2 de France Télécom. Il a également été épinglé pour une déclaration donnée au Nouvel Observateur qui fleure bon le mépris pour les salariés : “une petite partie des employés n’arrivent pas à changer de culture : passer du 22 à Asnières à la Livebox Internet”.
Je ne saurais dire sur quelle planète il a vécu entre le fameux sketch de Fernand Raynaud (fin des années 50, début des années 60) et l’arrivée d’internet haut débit. Il lui a semble-t-il échappé que les salariés – fonctionnaires – de France Télécom ont tous grandement participé à la modernisation du réseau téléphonique français inauguré au début des années 70 avec la mise en place de centraux téléphoniques automatisés – la fin des «dames du téléphone» et donc du «22 à Asnières» ! – qui permirent de multiplier le nombre d’abonnés au téléphone. Uniquement fixe, à l’époque.
Rien de surprenant quand je lis qu’il est arrivé à France Télécom en 2002. Sans nul doute dans les bagages du très asinien mais tout autant ultra-libéral Thierry Breton, PDG de France Télécom de 2002 à 2005 avant d’aller sévir comme ministre des Finances avec la maestria destructrice que l’on sait jusqu’en 2007. Le même qui disait «se régaler» à Bercy lors même que nous bouffions toujours plus de «vache enragée» !
Or donc, dans son discours du 20 janvier 2009, Didier Lombard, toute honte bue – c’est sans doute plus facile à avaler que la ciguë ! – «met la pression» sur les chercheurs de Lannion…
Pour commencer, il évoque la crise. Normal : le discours de France-Télécom consistant à dire que le groupe a la productivité la plus basse parmi les opérateurs de téléphonie européens. Résultat évident de l’inepte «ouverture» du marché des télécoms à la concurrence sauvage, telle que voulue par Bruxelles.
«On sait pas bien ce qui va se passer. Il va falloir qu’on s’adapte à la réalité qui va se présenter vers nous avec une rapidité encore plus grande»… Cela se poursuit crescendo : «Ceux qui pensent qu’ils vont pouvoir continuer à être sur leur sillon et pas s’en faire tranquille, se trompent» jusqu’à l’apothéose : «Y compris les populations qui ne sont pas à Paris. Qui pensent que la pêche aux moules est merveilleux (sic) eh ben, c’est fini !» et plus explicite encore : «Même s’ils resteront aussi nombreux, il y aura autant de crédits, autant d’activités, il va falloir qu’on s’adapte aux sujets tels qu’ils sont sur la table aujourd’hui et pas ceux qu’on a rêvés il y a vingt ans.»…
Il a sans doute fait Polytechnique mais a dû bien sécher les cours de français lors de ses jeunes années car vous remarquerez comme moi qu’il est plutôt fâché tant avec la syntaxe - plus qu’approximaive ! - qu’avec la concordance des temps grammaticaux… En matière d’expression, il est l’alter ego de Nicolas Sarkozy !
Visiblement, ce sont les salariés bénéficiant du statut de fonctionnaire que Didier Lombard a en ligne de mire. Il ne peut s’en débarrasser contre leur gré. D’où la nécessité de leur «pourrir la vie» et de mettre la pression. Putain ! Le mépris pour les fonctionnaires… Quasi du Courteline dans le texte. «M’la couler douce, c’est ce que je préfère» comme chantait Princesse Erika. Des arguments dignes du «beauf» qu’il est sans nul doute, tout polytechnicien qu’il fût.
Ce qu’il leur reproche c’est de ne pas vouloir s’adapter à des méthodes de travail où l’on se fiche éperdument des vrais besoins du client, qu’il s’agisse de techniciens aussi bien que de commerciaux. Leur vendre tout et n’importe quoi, le plus cher possible, leur compter des prestations hier gratuites, ais-je lu et essayer d’augmenter la facture. Méthodes de margoulins.
Comment voudriez-vous que le personnel formé à l’école du service public où l’intérêt de l’usager ou de l’abonné – pas encore un «client» qu’il faut tondre rasibus ! – l’emportait sur toute autre considération. Il faut beaucoup de mépris pour affirmer que ces «fonctionnaires» n’auraient pas l’ambition du travail bien fait.
La «mobilité» façon Lombard me fait exactement penser à ce que racontaient mes copains de jeunesse lorsqu’ils parlaient du service militaire : t’étais boucher dans le civil ? tu seras coiffeur… et le coiffeur faisait cuistot. Pas étonnant que les coupes n’étaient guère seyantes et le rata imbouffable !
Comment une personne qualifiée qui a fait toute sa carrière comme technicien ou dans un service financier accepterait-elle de gaieté de cœur d’être mutée vers des secteurs en manque de bras : les boutiques et les centres d’appel, les réseaux informatiques, le multimédia. Sans formation adéquate suffisante : il est bien évidemment aisé de lui reprocher ensuite son manque de performance ! Et très souvent, obligée de changer de région. Pour l’équilibre perso et la vie de famille, prière de s’adresser à un autre guichet : celui du Pôle Emploi ?
Je ne vois toujours pas ce que «la pêche aux moules» vient faire dans le débat. Voudrait-il les pousser à postuler à Ifremer ? sauf à prétendre que les salariés de France Télécom qui sont en province – bonjour le mépris ! - passent leur temps de travail à faire autre chose que ce pourquoi ils sont payés…
«L’entreprise barbare» est loin d’être un fléau spécifique à France Télécom, il s’en faudrait de beaucoup ! Il y a un an et demi environ, le suicide de plusieurs salariés de Renault employés au Technocentre de Guyancourt dans les Yvelines défraya cette douloureuse chronique. Les méthodes sont exactement les mêmes dans la grande distribution, selon plusieurs articles que j’avais lus, notamment dans Le Monde.
La lecture des articles consacrés à Marie Pezet donne un aperçu de l’étendue de la «souffrance au travail» qui est loin de se limiter aux grandes entreprises. Psychologue et psychomotricienne, elle a ouvert une consultation où elle accueille deux fois par semaine les salariés brisés par ces méthodes.
Ce n’est que l’aboutissement logique d’un long processus qu’il était loisible de repérer depuis le début des années 90, notamment dans quelques articles du Supplément «emploi» du Monde dont je n’ai malheureusement plus les références… On y voyait se déployer - outre cette mode aberrante du «management» par la terreur et la mise à l’écart des salariés et cadres dont on a décidé de se débarrasser pour diverses raisons – sa finalité essentielle : «l’entreprise sans usine», concept cher à Serge Tchuruk qui fit les merveilles que l’on sait chez Alcatel ! et, à défaut, le moins de salariés possible, le travail étant devenu un frein pour le seul objectif des entreprises de l’ère post-industrielle : dégager le maximum de profits pour le seul bénéfice des actionnaires.
Ce que confirma magistralement quelques années plus tard Jeremy Rifkin avec «La fin du travail» (La Découverte, 1996).
Que le «management par la terreur» et toutes les méthodes développées par l’imagination en délire à l’œuvre dans «l’entreprise barbare» soient une totale aberration sur le plan humain et social ne fait nullement doute… C’est qui plus est un mauvais calcul économique, tant sur le plan macro-économique, cf. un article du Monde datant du 11 juin 2009 “Le stress au travail coûte 3 à 5 % du PIB” que sur le plan de la gestion de l’entreprise en ce qui concerne France Télécom, pris à partie par de nombreux abonnés qui résilient leurs contrats en raison des pratiques que les suicides ont révélées…
Perdre des clients voilà ce qui risque de dégrader sérieusement la rentabilité France Télécom ou comment la recherche de la productivité par tous les moyens – surtout les pires ! - se révélera totalement contre-productive !
Critiques des clients auxquelles Louis-Pierre Wenès, l’ex-numéro 2 préconisait de répondre : “d’après ce que nous savons il n’y a pas d’augmentation véritable du nombre de suicides chez France Télécom, et que nous avons depuis plusieurs mois pris des mesures […] pour faire face à ces drames”. Aveuglement et mensonge.
A lire sur «20 minutes» un des articles les plus récents Le plan de sortie de crise de la direction de France Télécom je doute que Didier Lombard ait pris l’exacte mesure du problème. Sans doute admet-il que «Nous avons trop oublié la notion d’équipe dans notre travail quotidien» mais quand les salariés déplorent la disparition de la «convivialité» au sein de l’entreprise sa réponse est franchement inepte : «la convivialité ne se décrète pas»…
Sans doute mais en serait-on arrivé là si quelque décret occulte du management sauvage n’avait pour finalité d’instaurer l’individualisme forcené, la division et la discorde entre les salariés, le chacun pour soi et le lâche soulagement quand le couperet tombe sur quelqu’un d’autre ? Jusqu’à la prochaine charrette.
Puissent au moins les drames à l’origine de cette crise permettre de redonner du sens au travail, à l’esprit d’équipe et à la solidarité.
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REFERENCES
20 minutes
France Télécom: une vague de désabonnements en réponse à la vague de suicides?
Le Monde
Marie Pezé : au chevet du travail
France Télécom interpellé par des clients pour “raisons éthiques”
Mediapart
Souffrance au travail, une femme à l’écoute
Marie Pezé, psychologue : «Des documents effrayants»
Nouvel Observateur
Les suicides chez France Télécom provoquent des désabonnements