And the winner is…

Publié le 07 octobre 2009 par Innommables

Attribuer une seule et unique place d’hébergement en appartement thérapeutique, quand on reçoit chaque mois quinze ou vingt demandes, ce n’est pas un challenge, c’est un scandale.

Vois-tu, lecteur, le Foyer pour lequel je travaille encore (le bout du tunnel n’est pas si loin, soit dit en passant) dispose de vingt places réservées à des "malades en situation de grande précarité" (doux euphémisme pour désigner des migrants d’Afrique sub-saharienne atteints du Sida, sans travail ni logement).

Vingt places, donc, et des dizaines de candidats.

Chaque mois, une réunion pompeusement baptisée "commission d’admission" rassemble autour d’une table (et d’un café chaud, et de petits gâteaux secs, ne manque qu’un agréable arrière-fond musical et nous pourrons prétendre à égaler les fonctionnaires municipaux et les salariés de la CAF), l’ensemble des travailleurs sociaux et médicaux de l’équipe de bras cassés de vaillants combattants du Quart-Monde entièrement dévoués à l’inclusion des exclus, à la réinsertion des désinsérés, bref, à la sauvegarde des gueux et des nécessiteux (le travailleur social est un guerrier farouche et opiniâtre, du moins entre 9h et 16h car après, les bureaux sont fermés et il est évidemment hors de question de faire ne serait-ce qu’une minute de temps de travail supplémentaire, je te rappelle que nous sommes aux 35 heures et que les RER se font plus rares après 17h, sans parler des hypermarchés qui deviennent infréquentables passé 18 heures et du petit dernier qu’on doit récupérer chez la nounou avant de s’affaler devant le dernier épisode de Secret Story).

Vu le (très) grand nombre de candidatures potentielles et le (très aussi) petit nombre de places disponibles, il s’agit théoriquement de sélectionner avec le plus grand soin la personne présentant les critères d’urgence les plus flagrants.
Je dis "en théorie", bien sûr, parce que dans la pratique, l’objectif est essentiellement de choisir le malade qui demandera le moins de boulot, donc si possible quelqu’un dont la maladie soit bien équilibrée, avec une charge virale indétectable, en bonne voie de se trouver un CDI et parlant aussi bien le français qu’Emile Zola.

D’un point de vue pratique, quand on connaît un peu le milieu dans lequel tout ça se trame, voilà qui se comprend parfaitement.

D’un point de vue éthique, c’est plus qu’indéfendable: c’est absolument et indiscutablement gerbatoire.

- Le candidat numéro 67, peut-être?
- Pfffff…toxicomane…parle à peine français…galère.
- Le candidat 71, alors?
- Mmmm….Alcoolique…très malade…pas mal d’hospitalisations en perspective…Lourd.
- La candidate 36? Elle est bien, la 36, prioritaire à fond.
- Ben…justement, tuberculose pulmonaire, sûrement contagieuse, en plus elle a un môme en bas âge, imagine les complications…
- Bon, alors je ne sais vraiment pas.
- Tu peux pas nous trouver quelqu’un qui soit juste séropo? C’est bien, les séropos, on peut bosser l’emploi rapidement, c’est assez autonome, un séropo.
- J’ai pas. J’ai que des Sida déclarés.
- Merde…

Tu vois le genre, lecteur?

Alors bien sûr, quand il m’est venu l’idée (stupide, je te l’accorde) de mettre sur le dessus de la pile la candidature de madame M, soixante ans, Sida déclaré, cancer évolué, j’ai eu l’impression d’avoir lâché un vent bruyant et malodorant, tellement le silence et les regards de mes collègues étaient éloquents.

- Ben…Quoi?
- C’est-à-dire…soixante piges, ça commence à faire vieux, quoi…
- Justement, ça doit être galère de trouver une place à cet âge, si on la prend pas, qui le fera?
- Ouais…Mais bon…c’est pas à soixante ans qu’elle va se trouver un boulot…
- On travaillera sur les droits à la retraite, je sais pas, moi…
- Mmmm…Un cancer, en plus du Sida, ça va être super lourd…
- Elle est suivie dans un excellent hôpital, y’a pas de raisons que ça nous pèse plus que ça.
- ….
- Allez, quoi, les aminches, en plus elle a un passé sacrément chargé, elle est Tutsi du Rwanda, dites-vous qu’on fait ça…heu…à titre humanitaire (un mot dont les travailleurs sociaux raffolent, ne pas hésiter à le placer habilement dans toutes les conversations si l’on souhaite obtenir quelque chose, du stylo bille neuf à la boîte de trombones)
- Ah ouéééé…Elle est du Rwanda?
- Oui, elle a perdu sa famille en 1994.
- Ah ouééé, dur…
- Exactement. Imaginez comme ce serait…heu…valorisant, oui, de la prendre chez nous!
- Ouéééé, un peu comme le réfugié Tchétchène qu’on avait pris en 2004…La tronche des collègues quand ils sauront à quel point on assure grave! Personne n’a jamais eu de Tutsi du Rwanda, enfin je crois pas, hein Ginette?
- Ben nan, je crois que le plus fort, c’était le service de Bernadette, ils ont eu un survivant de Srebrenica.
- Ouéééé, là on les enfonce grave!

A l’heure où j’écris ces lignes, ami lecteur, je ne peux pas garantir à cent pour cent d’avoir remporté l’adhésion des Robin des Bois de l’humanitaire.

Cependant, j’ai bon espoir qu’une nouvelle séance de turlute compassionnelle et de passage de pommade à la sauce Kouchner aura raison de leurs derniers doutes.

C’est beau, la conscience professionnelle.

Non?