Voilà, on se saigne aux quatre veines pour élever des enfants. On leur apprend des tas de trucs. On bat des mains avec ravissement à leurs premiers pas, on s'extasie devant leur première dent qui pousse, puis quand la première tombe. On suit leur progrès en lecture, en dessin, en musique... On s'amuse de leur naïveté, de leurs yeux écarquillés devant des découvertes qui nous paraissent si banales, à nous les adultes au front buriné par tant d'épreuves. Il faut parfois écouter sans mot dire des histoires qu'on connaît déjà. Féliciter une diction craquante de poésie qu'on a eu tant de mal à se mettre dans la tête, au même âge qu'eux. Répéter avec eux des chansons gnangnans qui nous trottent dans la tête dans la journée, au plus mauvais moment.
- Tu sais pourquoi les éléphants sont gris ?
- Non ?
- C'est pour ne pas les confondre avec les fraises des bois
On prononce d'ailleurs ça à la façon enfantine :
- C'est pour pas les confondre avec les fraises des bois...
Et mon Chouchou de rire de bon cœur, de ce rire de bébé touchant, cristallin, émouvant de beauté. On a tous connu ce nourrisson qui éclate de rire sur commande (quand on éternue, quand on attrape un jouet, quand on lui fait coucou...), et qui nous offre ainsi la voix que son absence de parole ne nous avait pas donné le plaisir d'entendre. Alors écouter à nouveau ce débordement de joie incontrôlée, ça vous met la larme à l'œil en moins de temps qu'il n'en faut aux clandestins pour revenir à Calais après leur soi-disante expulsion par Besson.
N'empêche, pendant quelques années, on aura eu l'avantage du répertoire. On connaît déjà leurs histoires drôles, on les écoute gentiment en faisant mine de s'esclaffer à ces bêtises rabâchées d'une génération à l'autre. Les histoires de Toto des cours de récréation de notre enfance sont devenues une collection de BD. Mais dans le fond, rien de bien nouveau.
- Vous avez la carte ?
- J'ai mieux : le cœur de Davy Jones !
Inconscient que vous êtes, vous exploitez le filon en lançant le jeu «Je refais le dialogue» :
- Vous avez la carte
- J'ai mieux : les pantoufles de Davy Jones !
Et nos bambins de s'ébaubir en trouvant chacun son tour une autre fin, pendant que vous remplissez les verres de Champomy et les assiettes en carton de gâteau au chocolat. Honneur aux invités :
Ludivine :
- Vous avez la carte ?
- J'ai mieux : les cartes Pokémon de Davy Jones,
Mathilde :
- Vous avez la carte ?
- J'ai mieux : les lunettes de Davy Jones !
Julien :
- Vous avez la carte
- J'ai mieux : la DS de Davy Jones...
C'est au tour de la chair de votre chair, du sang de votre sang. Que va-t-elle dire, cette coquine ? L'éléphant de Davy Jones ? Les fraises des bois de Davy Jones ? Ah, Ah, j'en ris déjà. En effet, Tsilla, l'enfant blond, douce comme l'aurore, se trémousse déjà sur sa chaise, et vous décoche un de ces regards malicieux qui vous fige sur place. Ouip ! Ouip ! Alerte rouge ! Enormité en vue ! Coupez le son ! Fermez les portes blindées ! Trop tard : la blondinette bouclée avale sa gorgée de jus de pomme pétillant et lâche à toutes volées :
- Vous avez la carte
- J'ai mieux : les couilles de Davy Jones !
Chaque prochaine histoire ou répartie drôle sera désormais une étape de votre long chemin de croix. Les contes de Perrault et les histoires de Toto vont passer à la moulinette. Témoin ce dialogue entendu hier en allant au Palais Royal. Un des garçons est en train de dépiauter une balle en mousse et jette les petits morceaux par terre, tout le long du chemin. «Pourquoi tu fais ça ?», lui demande une fille ? «Pour venger le p'tit Poucet !», répond imperturbable, le garçon. Non seulement ils ne respectent pas les jouets qu'on leur achète. Mais en plus, ils s'en servent pour nous ridiculiser !