Voilà, on se saigne aux quatre veines pour élever des enfants. On leur apprend des tas de trucs. On bat des mains avec ravissement à leurs premiers pas, on s'extasie devant leur première dent qui pousse, puis quand la première tombe. On suit leur progrès en lecture, en dessin, en musique... On s'amuse de leur naïveté, de leurs yeux écarquillés devant des découvertes qui nous paraissent si banales, à nous les adultes au front buriné par tant d'épreuves. Il faut parfois écouter sans mot dire des histoires qu'on connaît déjà. Féliciter une diction craquante de poésie qu'on a eu tant de mal à se mettre dans la tête, au même âge qu'eux. Répéter avec eux des chansons gnangnans qui nous trottent dans la tête dans la journée, au plus mauvais moment.
Puis, petit à petit, nos oisillons grandissent, déploient leurs ailes, prennent de la place, envahissent la maisonnée de leurs vêtements portés ici puis jetés là, comme ça, juste à un mètre du porte-manteaux. De leurs chaussures qu'on ne va pas tarder à pouvoir mettre, alors qu'on les voit encore jouer au grand, se baladant bruyamment dans l'appartement avec les escarpins de maman ou les mocassins de papa au pied. De cette odeur d'ado qui se néglige, tenace et capiteuse, qu'il faut subir dès le matin, quand on entre dans leur chambre pour signaler gentiment à Sa Majesté que son cours est censé commencer dans trois minutes. Soit à peine le temps pour son Altesse d'ouvrir un œil, et le bon.
On sait tout, on connaît. On s'y fait, avec fatalisme. Chaque étape de leur développement nous ravit en même temps qu'elle nous ajoute une ride. Mais au fond, on ne leur en veut pas. On se dit qu'on aura produit "ça". Ce machin informe et mal peigné qu'on croise dans le couloir, accompagné de son inimitable fumet. Ce truc qui occupe la salle de bains pendant des heures et qui vous rend une douche entièrement submergée par les eaux, des flacons de shampooing dont pas un n'est refermé, des serviettes piétinées par terre... et plus une goutte d'eau chaude, même pour se laver les mains. Cette chose qui baragouine un langage d'alien en guise de réponse aux aspects pratiques de la vie en commun, qui vous ignore dès que les copains sont dans les parages, et qui vient pleurnicher sur votre épaule à la première contrariété. Cette forme mal dégrossie débordante de chair, de poils, de cheveux, de muscles, de fesses, de boutons, de seins (rayer la mention vraiment inutile), qui vous réduirait à néant si elle avait seulement conscience de sa force.Mais c'est leur esprit qui nous touche le plus. On a tellement l'habitude de penser pour eux, qu'on imagine difficilement un développement intellectuel capable de nous en remontrer. Par exemple, avec l'humour. Au début, quand ils sont tout petits, on leur raconte ça :
- Tu sais pourquoi les éléphants sont gris ?
- Non ?
- C'est pour ne pas les confondre avec les fraises des bois
On prononce d'ailleurs ça à la façon enfantine :
- C'est pour pas les confondre avec les fraises des bois...
Et mon Chouchou de rire de bon cœur, de ce rire de bébé touchant, cristallin, émouvant de beauté. On a tous connu ce nourrisson qui éclate de rire sur commande (quand on éternue, quand on attrape un jouet, quand on lui fait coucou...), et qui nous offre ainsi la voix que son absence de parole ne nous avait pas donné le plaisir d'entendre. Alors écouter à nouveau ce débordement de joie incontrôlée, ça vous met la larme à l'œil en moins de temps qu'il n'en faut aux clandestins pour revenir à Calais après leur soi-disante expulsion par Besson.
N'empêche, pendant quelques années, on aura eu l'avantage du répertoire. On connaît déjà leurs histoires drôles, on les écoute gentiment en faisant mine de s'esclaffer à ces bêtises rabâchées d'une génération à l'autre. Les histoires de Toto des cours de récréation de notre enfance sont devenues une collection de BD. Mais dans le fond, rien de bien nouveau.
Et puis, un jour, vient une blague plus drôle, plus fine, plus recherchée, et on se dit que nos petits diables sont en train de devenir grands. Qu'il est temps de se mettre à niveau ou de rendre les armes. Qu'on ne les fera plus jamais rire avec nos histoires d'éléphants, qui ont d'ailleurs piétiné les carrés de fraises des bois depuis belle lurette. Pendant un goûter d'anniversaire, devant la tablée d'enfants, on croit faire le malin en racontant un extrait de Pirates des Caraïbes :
- Vous avez la carte ?
- J'ai mieux : le cœur de Davy Jones !
Inconscient que vous êtes, vous exploitez le filon en lançant le jeu «Je refais le dialogue» :
- Vous avez la carte
- J'ai mieux : les pantoufles de Davy Jones !
Et nos bambins de s'ébaubir en trouvant chacun son tour une autre fin, pendant que vous remplissez les verres de Champomy et les assiettes en carton de gâteau au chocolat. Honneur aux invités :
Ludivine :
- Vous avez la carte ?
- J'ai mieux : les cartes Pokémon de Davy Jones,
Mathilde :
- Vous avez la carte ?
- J'ai mieux : les lunettes de Davy Jones !
Julien :
- Vous avez la carte
- J'ai mieux : la DS de Davy Jones...
C'est au tour de la chair de votre chair, du sang de votre sang. Que va-t-elle dire, cette coquine ? L'éléphant de Davy Jones ? Les fraises des bois de Davy Jones ? Ah, Ah, j'en ris déjà. En effet, Tsilla, l'enfant blond, douce comme l'aurore, se trémousse déjà sur sa chaise, et vous décoche un de ces regards malicieux qui vous fige sur place. Ouip ! Ouip ! Alerte rouge ! Enormité en vue ! Coupez le son ! Fermez les portes blindées ! Trop tard : la blondinette bouclée avale sa gorgée de jus de pomme pétillant et lâche à toutes volées :
- Vous avez la carte
- J'ai mieux : les couilles de Davy Jones !
Les éclats de rire des enfants s'additionnent et recouvrent inexorablement vos tentatives de ramener le calme. De toutes façons, vous vous êtes étranglé de rire et de surprise avec votre part de gâteau au chocolat. Vous faites bien de prendre ça à la rigolade : désormais, plus rien ne sera comme avant. Vos histoires d'éléphant et de fraises des bois ont pris un sacré coup de vieux. Les enfants ont admirablement saisi le cynisme et l'ironie amère que vous avez tenté de leur inculquer. Au piquet, l'âne : déjà, l'élève surpasse le maître.
Chaque prochaine histoire ou répartie drôle sera désormais une étape de votre long chemin de croix. Les contes de Perrault et les histoires de Toto vont passer à la moulinette. Témoin ce dialogue entendu hier en allant au Palais Royal. Un des garçons est en train de dépiauter une balle en mousse et jette les petits morceaux par terre, tout le long du chemin. «Pourquoi tu fais ça ?», lui demande une fille ? «Pour venger le p'tit Poucet !», répond imperturbable, le garçon. Non seulement ils ne respectent pas les jouets qu'on leur achète. Mais en plus, ils s'en servent pour nous ridiculiser !