Le ministère de la Défense lance un nouveau pôle universitaire, avec la création de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM)*. Ses premières journées d'étude se déroulent mardi 6 octobre, sur le thème des nouveaux défis de la pensée stratégique. Son directeur, Frédéric Charillon, explique quels en sont les enjeux.
Pourquoi créer un nouvel institut de recherche stratégique ?
La France a besoin de structurer la recherche et d'encourager les chercheurs, notamment les jeunes, pour renouveler la pensée stratégique. Il faut l'adapter de manière prospective à la nouvelle scène internationale. Nous cherchons, également, à accroître notre visibilité pour être compétitif au niveau international, c'est-à-dire nous inscrire dans les réseaux d'experts académiques, universitaires et militaires, et dans les think tanks qui comptent. Ils en existent d'importants en Europe. Il faut que la France y participe davantage.
Paradoxalement, les Français sont reconnus à l'étranger...
Il est vrai que l'on redécouvre aujourd'hui David Galula, un penseur français de la contre-insurrection, grâce au général américain David Petraeus [qui supervise les opérations en Irak et en Afghanistan] qui lui a rendu hommage. Il faut éviter pareille aventure à nos jeunes chercheurs, celle d'être recrutés, publiés et reconnus à l'étranger... et de ne pas trouver de postes en France ! Nous ne manquons pas de chercheurs, plusieurs dizaines ont reçu des bourses de thèse du ministère de la Défense. Mais le tissu académique ou de think tanks français ne réussit pas à les garder.
Il y a pourtant une tradition française...
Elle est ancienne. Castex, Beauffre, Lyautey, Poirier, Le Borgne, Galula... Grâce à Raymond Aron, hier, à Bertrand Badie aujourd'hui, la France a une sensibilité particulière, qui se penche sur les acteurs et les sociétés. On tente de comprendre les raisons du succès des entreprises de violences transnationales : pourquoi elles recrutent, pourquoi les discours de certains acteurs sont plus mobilisateurs que les messages étatiques ? Avant de bâtir des plans militaires, on essaie de saisir la réalité sociologique qui permettra d'apporter une réponse stratégique.
A quels nouveaux défis la pensée stratégique française doit-elle répondre ?
Cela ne concerne pas seulement la France. Toutes les politiques de défense et les politiques étrangères sont confrontées au même problème depuis la fin de la guerre froide. On est sorti d'un cadre connu, celui de la bipolarité, qui était relativement bien balisé: on connaissait l'adversaire, sa localisation, les règles du jeu, les rapports de force...
Depuis que ce cadre a volé en éclat, sans qu'on l'ait d'ailleurs prévu, le monde se retrouve face à la difficulté de comprendre le nouveau système international. Il y a eu, en cascade, une série de chocs systémiques, qui ont remis en question tout ce que l'on savait sur le contexte géopolitique et les menaces. On n'a pas eu le temps de saisir l'importance des enjeux d'un événement qu'un autre se déroulait dans la foulée. Cela a commencé avec la fin de la bipolarité entre 1989 et 1991. Cela s'est poursuivi avec la montée des conflits ethniques dans l'Afrique des grands lacs et des guerres civiles dans les Balkans ; il y a eu des combats plus fragmentés, comme en Somalie, où l'on avait affaire non pas à des armées d'Etat mais à des clans. Puis, le monde a connu le bouleversement du 11 septembre 2001. Des armées régulières et puissantes se sont retrouvées en difficulté face à des mouvements non gouvernementaux, comme Israël face au Hezbollah, au Liban, ou au Hamas, à Gaza.
Bref, on est passé d'un environnement stable dont on pensait connaître les règles du jeu -on avait alors le temps de développer une stratégie - à un système mouvant et insaisissable. Tout le monde, acteurs et observateurs, civils et militaires, experts et décideurs doivent aujourd'hui se concerter régulièrement. En France, ces mondes doivent également être décloisonnés.
La lutte contre-insurrectionnelle est-elle l'enjeu prioritaire de demain ?
Incontestablement, c'est l'un des éléments. Les conflits asymétriques et la lutte contre le terrorisme sont d'autres aspects. Les conflits peuvent également être liés à la rareté des ressources, à de la frustration, à de l'humiliation, à des raisons plus sociales que militaires. Comment la réflexion stratégique et l'outil militaire peuvent-ils répondre à des situations qui sont déséquilibrées et déstabilisantes, mais qui ne sont pas spécifiquement militaires ? C'est notre principal défi.
*L'IRSEM rassemble tout ou partie des divers centre d'études et de recherche de la Défense (sciences sociales, histoire, armement...), soit une soixantaine de personnes, dont 35 chercheurs civils et militaires.
Source du texte : L'EXPRESS