"Je pense, donc je suis autre"

Par Gerard

Cet homme-là, son texte a le phrasé ample de son accent gascon, la pensée éternellement neuve de son sourire bienveillant, la poétique clarté de ses yeux vifs que travaillent des joies sauvages, des enfances irrésignées, avec ses murmures ses rires et ses sources. Il fut, encore peu connu, l'une de mes trouvailles de tout jeune homme. On échangeait ses premiers livres comme des mots de passe. Je le lisais avec passion. Il me jetait dix années, quinze années peut-être en avant de l'époque. Le lire, c'était partir à l'aventure. Loin des immobiles au cul de plomb, loin des juges aux lèvres pincées. Là où dansent les continents. Là où penser est une fête.
Nous nous entretenions en secret de messages, de passes et de passages, de pages et de paysages, de liens, de relations, de global, de local - de dehors, de dehors surtout, là où pas un penseur français ne savait tenir bien longtemps au rodéo du sauvage et du libre vraiment.
Une ou deux fois le voir, comme ça, de loin, à l'occasion d'une conférence. Ne pas aller le saluer. On ne salue pas un Maître. On le suit, de loin. On essaye, malhabile, de tenir la cadence. Puis vint les honneurs, de ceux-là même qui l'avaient naguère tenu à distance. Académicien rieur, dont il refusa l'épé.
Et toujours ce bonheur de vous lire, Michel Serres, en cette éternelle jouvence :
"Nous avions jadis besoin de schémas et de catégories, de concepts, en effet, pour maîtriser le nombre et le différent ; nous ne craignons plus d'affronter, en direct, la foule sans rapport des singularités".  
"Je pense, donc je suis autre", dit-il encore. Premiers mots pour ce nouveau millénaire.
Michel Serres, Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde (Le Pommier, 2009).