Les Hommes luisants
A Marcelin Desboutin
Je me promenais avec mon ami Cros à travers l'Exposition d'électricité. Il avait l'air de trouver cela très inférieur et prenait des mines tellement dédaigneuses devant tous ces foyers irradiants, qu'on eût dit qu'il portait le soleil dans sa poche.
Un monsieur qui l'observait d'un air vexé lui en fit la remarque.
- Pardon, dit mon singulier ami, à qui ai-je l'honneur de parler ?
- A M. Jablochkoff lui-même.
- Fort bien, répondit l'auteur du Coffret de Santal. Moi, je suis Charles Cros, tout ce qu'il y a de plus lui-même...
- Vous ne paraissez que médiocrement satisfait des merveilles de cette Exposition.
- Ce n'est pas mal, mais tout cela est coûteux et peu pratique. Si vous voulez me faire l'honneur de m'accompagner chez moi, je vous montrerai un système d'éclairage auprès duquel la lampe d'Edison n'est pas même un feu de la Saint-Jean !
- Très volontiers. Je ne demande qu'à m'instruire, réplique notre interlocuteur avec un sourire sceptique.
Nous suivons Cros dans un réduit inquiétant où fioles et bouquins gisent pêle-mêle. De la poussière partout. Obscurité presque absolue. Seule, la lueur lunaire, traversant une fenêtre grillée, éclaire vaguement un instrument bizarre : le phonographe Cros, inventé plusieurs années avant celui d'Edison.
Un gros chat noir ronronnait dans un coin. Le maître l'appela : « Viens ici, Belphégor ! »
D'un bond, le matou fut sur ses genoux. Alors, nous vîmes une chose étrange. Cros passa plusieurs fois sa main à rebrousse-poils sur le dos du chat. Des étincelles électriques en jaillirent. Le savant continua ses passes. De petites flammes brillèrent le long de l'épine dorsale de l'animal. Enfin, tout à coup, Belphégor nous apparut hérissé, lumineux, splendide ! Chacun de ses poils terminé par un petit soleil aussi éclatant que les réverbères de l'avenue de l'Opéra.
- Ce chat, dit Cros avec simplicité, me sert en même temps de lampe et de poêle. Car je vous fais remarquer qu'il dégage une chaleur fort agréable. Il est d'un entretien peu coûteux : un sou de mou tous les deux jours... Et même, depuis que je l'ai dressé, il emprunte sa viande aux bouchers du quartier. C'est très commode.
Jablochkoff se frottait les yeux. Ne trouvant rien à dire, il roulait machinalement une cigarette. Quand il eut fini, il demanda du feu.
Notre hôte, après avoir touché son chat-foyer du bout des doigts, frisa sa moustache dont la pointe rayonna d'une lumière éblouissante, et se penchant légèrement, il invita l'étranger à s'en servir comme d'une allumette.
- Comment, m'écriai-je, vous pouvez ?...
- Cela se propage comme le feu, répondit le savant, dont le profil de sphinx avait un singulier sourire. Je puis vous rendre irradiants comme deux petits soleils.
En effet, après avoir approché nos chevelures du matou fantastique, il fit quelques passes sur nos têtes, et nous nous mîmes à flamboyer comme des phares. Jablochkoff aplati demandait des explications.
- C'est bien simple, disait Cros. Si vous avez voyagé sur le Metropolitan railway de Londres, vous avez dû remarquer que chaque wagon est éclairé par le gaz que fournit la machine elle-même. De sorte que l'éclairage ne coûte rien à la Compagnie. Eh bien ! Je me suis inspiré de cette découverte...
- Mais comment avez-vous pu trouver ?...
- Ah ! fit Cros négligemment, c'est une idée qui m'est venue... en regardant des vers luisants. Maintenant, allons prendre un bock.
- Mais nous ne pouvons pas sortir dans cet état. Nous causerions une émeute. Il faut que vous nous éteigniez.
- C'est facile, dit mon ami, dont le sourire devenait de plus en plus sardonique.
Il me fit quelques passes dans le sens contraire au premier, et mes cheveux retombèrent en mèches soyeuses sur mon front pur. J'étais éteint.
- Quant à M. Jablochkoff, reprit Cros, pour le punir d'avoir eu des doutes, nous allons le laisser briller toute la nuit. Ses rayons s'éteindront aux premiers feux de l'aurore.
Jablochkoff était comme un crin.
- Vous allez me faire remarquer, dit-il.
- Pas du tout ! Vous avez un chapeau noir. Une fois coiffé cela brillera en dedans. Personne ne s'en apercevra.
Il ne paraissait qu'à demi convaincu, mais il fallut faire contre fortune bon coeur, et se résigner. Sous différents prétextes, Cros joua longtemps avec ce chapeau. Je m'aperçus qu'il faisait dans la forme du couvre-chef des entailles bizarres à l'aide d'un canif, avant de le rendre à son légitime propriétaire. Enfin, il le lui tendit. Jablochkoff s'en couvrit vivement comme d'un éteignoir, et je vis alors que les découpures à jour du canif formaient en lettres de feu sur le fond noir du gibus, cette phrase :
La meilleure lumière électrique est celle de Cros.
L'infortuné Jablochkoff ne s'était aperçu de rien. Il sortit avec son chapeau illuminé. Il avait l'air d'un de ces hommes-réclames que l'on voit le soir dans les rues de Londres. Nous riions sous cape. Il demandait à mon ami :
- N'avez-vous pas essayé de tirer parti de cette merveilleuse invention ?
- Si fait. Je l'ai offerte à Bullier, pour économiser son gaz. Nous en avons fait l'expérience un soir. - Vous avez dû lire ça dans les journaux ? On a éteint toutes les lumières. Puis, les femmes ayant dénoué leurs cheveux, j'ai illuminé les groupes de danseurs... C'était splendide ! Des femmes comètes ! Remarquez que la couleur de ma lumière varie selon celle des cheveux. Les blondes donnent une lueur rose, les brunes éclairent en flamme de punch, les rousses ont des feux verts... C'était la valse des feux follets dans la nuit !
- Et qu'à dit Bullier ?
- Rien. Il n'a pas compris.
A cet instant, nous passions sur le boulevard devant une boutique ornée de glaces où l'on se voyait en pied. Jablochkoff aperçut son chapeau-réclame. Il bondit de rage et plongea sa canne à épée dans le dos de Cros, en rugissant :
- Emporte ton secret dans la tombe ! La meilleure lumière est la lumière Jablochkoff.
Il avait à peine prononcé ces mots qu'un passant le saisit au collet, et lui lardant les côtes avec un stylet pointu, lui dit froidement :
- Je suis le principal actionnaire de la Compagnie du gaz !
Au même instant, un homme vêtu d'une blouse bondit sur ce dernier, et lui fendit le crâne avec sa canne plombée en criant :
- Et moi, je suis le dernier allumeur de réverbères à l'huile que vous avez ruiné.
Epouvanté, je tombai à mon tour sur ce tas de cadavres, et...
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- Et vous vous réveillâtes ?
- Tout juste !
MélandriLady Vénus. Ollendorff, 1884. Ouvrage orné de 125 illustrations d'Henry Somm. 296 pp. (1)
La nouvelle, Les Hommes luisants, n'est pas illustrée. Mélandri aimait à mettre en scène ses amis et le milieux de la bohème, ainsi dans Fumisme (2), et dans Lady Vénus, deux autres nouvelles de ce recueil, où l'on retrouve Fragerolle, Sapeck, Georges Lorin-Cabriol, les brasseries du boul'Mich et le Chat Noir.
Je reviendrais prochainement sur Achille Mélandri (1845-1905), écrivain, poète et photographe, fumiste, hydropathe, tête de pipe et assidu du Chat Noir.
(1) Sommaire : Lady Vénus. Par ministère d'huissier. Le Bouquet d'asphodèle. Fumisme. Le Fiacre errant. Histoire d'un requin et d'un chapeau. Lady Malborough. Les Hommes luisants. La Fin de Nicolas Filoche. Le Capitaine Gardavô. Le Perroquet réclame. Magnétisme. Le Cauchemar. Conte Anglais. Le Pantalon fantastique. Les Sept queues du pacha. Amours de catéchisme. Le Marabout. Le Ver luisant. Conte immoral.
(2) Nouvelle, reprise dans l'excellente édition de Dix ans de bohème d'Emile Goudeau, publiée par Michel Golfier et Jean-Didier Wagneur avec la collaboration de Patrick Ramseyer aux éditions Champ Vallon en 2000.
Charles Cros dans Livrenblog : Adieu à Charles Cros par Emile Goudeau.