Cette exposition, qui vient de se terminer, au Musée Ingres de Montauban, explorait remarquablement bien la descendance d’Ingres depuis plus de 150 ans. Si la section finale, consacrée aux portraits masculins et aux ressemblances stylistiques entre Ingres et d’autres peintres, est moins convaincante, l’essentiel de l’exposition est consacrée aux thèmes, aux emprunts, aux pastiches, et permet de voir à quel point il a influencé l’art moderne et contemporain.
La Source est déclinée de toutes les manières possibles, Dufy l’épaissit, Warhol la simplifie, Morimura l’incarne, Ramos en fait une pin-up, Jacquet la modernise (avec casque et bidon d’essence) et Invader l’urbanise, elle devient un aliment pour l’imagination, une matière première respectée mais qu’il faut s’approprier.
Une des plus grandes sources d’inspiration est la Grande Odalisque, car c’est sans doute le tableau d’Ingres qui questionne le plus nos rapports avec le nu féminin, notre posture de voyeur et notre sensibilité à la séduction érotisante; Ingres est aussi le premier à oser s’écarter du modèle, de la ‘vérité’, à modifier le réel pour l’embellir. Il n’est donc guère surprenant que Mel Ramos l’exacerbe et la transforme en objet de consommation sexuelle, alors qu’Orlan la décompose et l’avilit avec un croc de boucher en guise de bijou. Rima Jabbur en fait un homme noir, Stéphane Lallemand la tatoue, Alain Fleischer la diffracte en une vision éclatée, Julie An l’orientalise et la dote d’un faux cul (Odalisque, after Ingres), Lalla Essaydi la transforme en calligraphie et Araki joue d’un effet miroir. Autant de détournements, autant de questionnements.
L’intérêt de cette exposition est aussi la présence de nombreux dessins préparatoires et j'’ai en particulier beaucoup aimé les études pour le Bain Turc où les corps nus s’emmêlent, se confondent, où là où on attendrait une tête, on voit un pubis, là où on croirait voir un sexe ou une aisselle, ce sont des fesses qui apparaissent, dans une débauche luxuriante de formes féminines, une décomposition du corps qui annonce les abattis de Rodin ou le cubisme triomphant. La femme à trois bras en est un bel exemple.
A partir du Bain Turc, un certain Charles-Marie Hilpert a fait une maquette en trois dimensions, kitsch à souhait, et Rauschenberg a construit une machine avec cinq disques tournant sur un axe horizontal qui décomposent l’image, la rendent mobile et nous font perdre tout point de vue, toute référence fixe. Les transpositions masculines, comme celle de Sylvia Sleigh, ont aussitôt une forte dimension homosexuelle, dénotant une différence de point de vue chez le spectateur, un degré d’inconfort dépendant du genre, sans doute.
Enfin, Monsieur Bertin trône, majestueux, triomphant. A côté de lui, un portrait photographique d’Ingres par Disdéri, dans la même pose bourrue et carrée, mimant son chef d’œuvre (Ingres assis): tirage d’époque (1860), mais qui mesure 1,80 sur 1,10 mètre, je me suis demandé par quelle technique on pouvait alors obtenir d’aussi grands formats.
Ce n’est qu’à la fin de l’exposition qu’on réalise que beaucoup des tableaux principaux d’Ingres ne sont pas là, que le Louvre, en particulier, ne les a pas prêtés (et les formules ampoulées de remerciement pour les quelques prêts faits ne dissimulent pas les lacunes), mais que, finalement, on n’en a pas trop souffert. Or les nombreux dessins préparatoires n’auraient pas suffi à pallier ces manques. Non, c’est la cohorte des artistes inspirés par Ingres qui crée dans ce musée comme un Bain turc virtuel, une image mentale faite de tous ces emprunts, de tous ces plagiats, de toutes ces déclinaisons, qui, au final, rend présent dans nos esprits le tableau absent. Cela n’empêche pas de se précipiter au Louvre de retour à Paris, mais cette magie recréatrice est le signe d’une exposition très réussie.
En sortant, ne manquez pas Ernest Pignon-Ernest sur les murs de la cathédrale; les affiches sont délavées, déchiquetées, les deux Anges ont bien souffert, c’est très beau.
Première photo de l’auteur.
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