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Regard sur le Liban (5/6) L'or et le rubis du Château Kefraya

Par Savatier

 Au nombre des produits dont les Phéniciens faisaient le commerce dans le bassin méditerranéen, le vin occupait une place importante. Dès le XVIe siècle avant notre ère, ils avaient choisi la plaine fertile de la Bekaa, située entre la chaîne du Mont Liban à l’ouest et celle de l’Anti-Liban à l’est, pour y planter des vignes ; les Romains, grands amateurs de vins, suivirent leur exemple ; ils construisirent en outre, à Baalbek, un temple au dieu Bacchus dont les ruines superbes sont encore visibles aujourd’hui. Pendant plusieurs siècles, cette tradition viticole semble avoir été abandonnée ; dans son extraordinaire Dictionnaire de cuisine, Alexandre Dumas cite quelques vins orientaux, de Turquie ou de Perse, mais aucune mention n’est faite des vins du Levant. Fort heureusement, les temps ont changé. On ne s’étonnera donc pas de trouver, dans le Liban actuel, quelques domaines dont la production, de plus en plus dirigée vers la qualité, offre d’intéressantes découvertes aux palais surtout habitués aux vins européens et à ceux, plus récemment disponibles, du Nouveau Monde.

Parmi ces domaines, celui du Château Kefraya, établi sur quelques centaines d’hectares, a acquis ses lettres de noblesse. Ses vignobles, situés au sud de la plaine, sur les contreforts du mont Barouk (entre 900 et 1100 mètres d’altitude), bénéficient d’un climat exceptionnel et d’un sol argilo-calcaire ; ils se composent essentiellement de cépages carignan, grenache, mourvèdre, syrah, cinsault, cabernet-sauvignon, bourboulenc, ugni blanc et chardonnay. Le succès de Kefraya ne doit rien au hasard. Plantées au début des années 1950, les vignes ne furent vraiment exploitées qu’en 1979 et le fondateur du château, Michel de Bustros, orienta immédiatement sa stratégie vers une production de qualité. Recrutement d’un œnologue venu de France, investissements dans des techniques de pointe, choix de respecter, en l’absence de règlementation libanaise, la règlementation française, puis, plus récemment, application des normes ISO9001-2000 comptèrent parmi les principales mesures adoptées pour atteindre cet objectif.

Les résultats obtenus prouvent l’efficacité d’une telle démarche, si l’on en juge par le nombre de prix que ces vins remportent, depuis plusieurs années, dans les principaux concours internationaux. Le château s’enorgueillit aussi d’avoir suscité un avis particulièrement positif de Robert Parker, « le pape du vin, souligne la brochure de présentation, dont on a dit que le palais est à l’œnologie ce que le cerveau d’Einstein est à la science. » Pauvre Einstein, il ne méritait certainement pas une comparaison aussi hardie ! Personnellement, je me méfie beaucoup des vins « parkerisés » qui abdiquent leur personnalité au profit d’une internationalisation du goût (pour ne pas dire « mondialisation »), caractérisée par une note boisée excessive et, pour tout dire, un mimétisme californien facile et outrageusement flatteur – comme si le marketing et le chiffre d’affaires devaient l’emporter sur l’empreinte d’un terroir qui fait, justement, tout le charme d’un vin. Je préfère donc me fier à mon propre palais, si modeste soit-il, plutôt qu’aux oracles d’un guide où, au fil des pages, les arômes les plus concentrés rappellent surtout, comme aurait pu le dire le regretté Michel Audiard, ceux de l’oseille…

Or, je dois avouer que les vins du Château Kefraya - lequel, incidemment, passe pour appartenir majoritairement au leader politique druze Walid Joumblatt - ne manquent ni de personnalité ni d’une certaine originalité. La Dame Blanche, vin issu d’un assemblage d’ugni blanc, de clairette, de bourboulenc et de chardonnay surprend par ses arômes de fleurs blanches dominés (un peu trop peut-être) par une note assez inattendue de pamplemousse. Vif, léger, il gagnerait sans doute en rondeur par une plus forte proportion de chardonnay, mais il reste très agréable. Je ne dirai rien des Bretèches, un rouge élaboré à partir de sept cépages, qui n’a pas emporté ma conviction.

En revanche, il ne faut pas manquer le Château Kefraya, un vin de garde où l’on retrouve cabernet-sauvignon, syrah, mourvèdre et Carignan (l’assemblage varie selon les années, ainsi, on y trouve parfois du grenache). D’une belle robe foncée, tout en rondeur, présentant des tannins soyeux et une acidité discrète, il livre des notes de fruits rouges, notamment de cerises, et d’épices. J’ai pu goûter les millésimes 2004 et 2005 qui méritent d’être conservés quelques années en cave car ils semblent encore un peu trop verts et agressifs ; en revanche, le 2003, après s’être aéré une vingtaine de minutes, m’a réservé un vrai plaisir. Il n’atteint cependant pas le millésime 2002, mon favori depuis ma première dégustation, il y a deux ans, et que je recommande ; celui-ci se caractérise par une belle robe rubis-pourpre, des arômes de tabac et une dominante de cerise noire ; c’est un vin souple, corsé, mais tout à fait élégant, d’un charme apte à surprendre les amateurs. Détail supplémentaire : l’étiquette de ce vin s’agrémente chaque année d’un tableau, à la manière du célèbre Mouton Rothschild. Les artistes pressentis sont délibérément choisis parmi les femmes peintres libanaises, une initiative aussi symbolique qu’heureuse.

Enfin, j’évoquerai une véritable réussite, le Nectar de Kefraya, avec sa splendide robe couleur vieil or présentant quelques reflets ambrés. Il s’agit d’une mistelle : un jus de raisin (ugni blanc exclusivement) provenant de grappes vendangées tardivement, muté au brandy du même cépage distillé au château, et conservé en barriques. Cette méthode est utilisée, en France, pour réaliser, entre autres, le pineau des Charentes. Ce vin liquoreux puissant, chaleureux sans être envahissant, qui titre 18°, présente un concentré de saveurs où se mêlent le miel, la cire d’abeille et la noix. Il peut accompagner un foie gras, un fromage à pâte persillée et, surtout, un gâteau au chocolat noir (une tarte Sacher, par exemple), mais on peut aussi très simplement le déguster pour lui-même, en apéritif ou en digestif. La brochure du château précise qu’il doit être « servi très frais », mais je me garderai bien de relayer ce conseil : très frais, le nez perd une grande partie de son intérêt et, au palais, il manque de subtilité au profit du sucre ; pour l’avoir goûté à différentes températures, je recommanderais plutôt une température de cave, voire légèrement supérieure : aux environs de 14 à 15°C, il livre le meilleur de ses parfums et de ses saveurs complexes.

Le domaine élabore d’autres vins, sur lesquels, ne les ayant pas goûtés, je ne saurais me prononcer. Autour de la salle de dégustation et de vente où sont exposés les produits du château (incluant un très bel arak), le propriétaire a eu la bonne idée d’installer un restaurant, le Relais Dionysos, dont la terrasse extérieure permet de déjeuner sous une treille agréable lorsque les raisins ne sont pas trop mûrs (autrement, elle est souvent envahie de guêpes ; il est préférable alors de choisir la salle ou la véranda, toutes deux climatisées). J’avais pu apprécier la qualité de ce restaurant lorsque j’avais visité le domaine, en 2007. On y servait une cuisine franco-libanaise originale et raffinée qui pouvait satisfaire les amateurs les plus exigeants. Malheureusement, depuis, le chef a changé et ce changement n’a pas été sans conséquences. « L’assiette Dionysos », composée de hors d’œuvres libanais, ne m’a guère convaincu ; en particulier le « kebbé de poisson », au premier abord prometteur, parce que créatif, m’a paru beaucoup trop sec alors que c’est précisément la fraîcheur qui fait la qualité d’un tel plat.

Le « suprême de volaille au miel, épices et couscous aux fruits » dont j’avais conservé un excellent souvenir a perdu toute sa subtilité au profit – si l’on peut dire – d’une dominante d’oignon assez désagréable ; on se demande ce que l’oignon vient faire là en telle abondance. En lisant la carte, je m’étais en outre réjoui d’y découvrir un « coq enivré au château Kefraya 1985 », mais ma déception fut à la mesure de mes espoirs. Que le coq fût un peu trop jeune pouvait à la rigueur se pardonner si la sauce l’avait sauvé. Hélas, tel ne fut pas le cas ! Pour être réussie, la sauce d’un coq au vin doit présenter une belle couleur sombre de cacao et surtout une brillance et une onctuosité qui la rendent irrésistible. L’onctuosité s’obtient, notamment, en singeant les morceaux revenus, puis flambés, avec un peu de farine. On atteint la couleur requise et cette brillance particulière à partir d’une marinade filtrée et mijotée, à laquelle on peut ajouter – c’est l’un de mes « petits secrets » lorsque je cuisine un coq ou un bourguignon – un peu de concentré de tomate (pour la brillance) et un soupçon de miel d’acacia, lequel vient harmonieusement équilibrer l’acidité naturelle du vin. La sauce qui me fut servie affichait un ton grisâtre d’un aspect peu engageant, fruit manifeste d’une simple liaison du vin à une grande quantité de farine, voire de maïzena ! Un résultat ni goûteux, ni appétissant, tout à fait indigne de cet établissement.

Il est dommage que le seul restaurant de la région pouvant prétendre à l’épithète « gastronomique » connaisse une baisse de qualité aussi spectaculaire dans un laps de temps aussi court et l’on ne peut que caresser l’espoir d’un changement de cap rapide. Restent les vins, l’or et le rubis de ce château, qui justifient à eux seuls une visite.

Illustrations : Temple de Bacchus, Baalbek - Raisins, gravure - Etiquette illustrée du Château Kefraya - Dionysos, sculpture. 


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