Etat des lieux, lieux de vie

Publié le 03 octobre 2009 par Meshuge

Paris, hiver 1999


“Trouve-toi une pelle et creuse”, m’a dit la Petite Voix.

D’accord.
Parfait.
Excellent.

Sauf que je ne sais fichtrement pas de quelle pelle il s’agit, ni de l’endroit où je dois commencer à creuser.
Et si je faisais des trous aussi disgracieux qu’inutiles, par-dessus le marché dans le jardin des autres?

- Allô, vous êtes monsieur Machin? Je m’appelle Meshuge, je suis à la recherche d’un grand-oncle disparu à Drancy en 1942, j’ai retrouvé votre nom sur un vieux papier qui a peut-être appartenu à mon grand-oncle, alors je me disais…Pardon? Vous étiez…Je vous entends mal…Ah bon…C’est ma grand-tante, que vous avez connue? Mais c’est tout aussi bien! Je ne vois pas où est le problème! Comment? Vous étiez son…Aaaah…Vous dites? Vous n’avez plus envie de parler de tout ça? Je peux aller me faire…Comment? Allô? Allô? ALLÔ???

Oui, j’imagine bien le genre de gaffes qu’on est susceptible de commettre quand on commence à remonter des pistes vieilles de plus de soixante ans.

Bon.
Du calme.
Il suffit de se poser et de rassembler ses idées.

État des lieux, pour commencer.
En guise de point de départ (si tant est que je me lance réellement), voilà ce dont je dispose actuellement dans mon deux-pièces parisien sans âme (mais fonctionnel, l’agence a bien insisté sur ce point: mon appartement est fonc-tio-nnel, qu’on se le dise, comme si ça l’exonérait de tout le reste):

- Un album moche au possible mais bien pratique, comportant environ cent photographies, dont les trois-quarts représentent d’illustres inconnus
- Une dizaine de documents jaunis couverts de timbres fiscaux et de tampons aviaires (je parierais sur l’aigle blanc polonais, mais je peux me tromper), proclamant des choses sans doute très officielles (et sacrément gutturales: “Urzednik Stanu“, “Wyciag z ksiag metrycznych“, rien que du poétique, hein, c’est doux et fluide…)
- Trois vieux parchemins qui s’apparentent davantage à des lettres (car ni tampons ni timbres fiscaux cette fois) et recouverts d’une belle écriture déliée qui ressemble, à mes yeux profanes, à du mandarin (d’où j’en déduis que ça doit être du yiddish)
- Des actes de disparition émis en 1950 par l’Etat français à la demande de mon grand-père, et qui comportent des noms, des dates et des numéros de convois
- Un petit livre de prières qui tombe en miettes (ou presque) et dont la page de garde est recouverte de caractères exotiques (d’où j’en déduis, encore, que ça doit être du yiddish, parce que je ne vois décidément pas ce qu’un texte en sanskrit ferait dans un livre de prière juif)
- Un petit vase rouge d’un goût fort discutable, mais dont ma mère m’assure qu’il a été apporté d’Ukraine par l’unique frère survivant de ma grand-mère, seul témoin potentiel de ce qui a pu se passer dans les montagnes des Carpates entre 1941 et 1943

Je connais aussi quelques noms de lieux, qui ne me disent absolument rien mais qui ont forgé, en quelque sorte, la légende familiale: Loubartov, Parkchef, Lvov, Stanislavov et Dora (je les écrits en phonétique, pour le moment je ne sais absolument pas quelle est leur orthographe réelle, ça m’est à peu près aussi familier que les  Wyciag z ksiag metrycznych sur les vieux papiers du grand-père).

Est-ce que tout ça est important?
Est-ce que ces endroits existent même encore?
Et si on y avait construit des centres commerciaux kilométriques, des Mac Donald’s blafards et des autoroutes sans fin?

Paris, hiver 1999