Magazine Culture
Un éclair zèbre le ciel et trois scientifiques changent le cours de la Seconde Guerre mondiale, et accessoirement, de l'Histoire. Cet éclair, né de la rencontre à ultra haute vitesse de deux atomes, ce champignon, né de cet éclair, inaugurent le "second XXe siècle". D'un « genre de mortels » nous dit Gunther Anders (dans Le temps de la fin), nous sommes devenus, par la Grâce de l'Atome, un « genre mortel », exemplification faite par deux fois, lors des bombardements successifs des villes d'Hiroshima et de Nagasaki. Pour la première fois la race humaine était capable de s'autodétruire de manière assez simple et radicale, mais laissant la porte ouverte à tous genres de ratés, radiations, hiver nucléaire et autres joyeusetés dont on a pu fantasmer pendant la guerre froide.
Le Cœur est un noyau candide, cinquième roman de Lydia Millet (le deuxième paru en français, après Ma vie magnifique en 2003) part de ce "simple" postulat : les trois principaux architectes de la bombe atomique, Robert Oppenheimer, Enrico Fermi, et Leo Szilard, se retrouvent, par on ne saura quel moyen, catapultés dans notre réalité, soit les années d'après le bug de l'an 2000, dans l'Amérique d'un George W. Bush en quête de réélection, en plein déclin intellectuel généralisé (mais ne nous démoralisons pas de cette courte mise en perspective historique, le meilleur reste à venir),catapultés donc immédiatement après avoir assisté au premier éclat atomique. C'était un matin du mois de juillet 1945, lors du tout premier essai à taille réelle de l'arme mise au point à Los Alamos, paisible bourgade du Nouveau-Mexique, qui accueillit durant la guerre les plus grands savants, civils et militaires dans leurs domaines respectifs afin de faire aboutir le Projet Manhattan, qui lui-même accoucha d'un objet parfait, la bombe Trinité.
Fermi, Szilard et Oppenheimer apparaissent dans une époque sur laquelle ils n'ont plus de prise, ayant quitté un monde en guerre, immergés dans un projet qu'ils croyaient être destiné au bien général. La trame factuelle, essaimée tout au long du roman en de courts paragraphes, est là pour nous rappeler incessamment, pulsation du texte et de l'Histoire. Ce "prieuré de l'atome" est recueilli par Ann, jeune bibliothécaire en quête de sens, de reconnaissance, et d'une utilité à vrai dire. Elle les loge, les nourrit, et bientôt les emmène à Hiroshima, pour qu'ils voient.
Mais Ils doivent d'abord assimiler toute notre contemporanéité, ce allant des lyrics d'Xzibit (hilarant micro passage au milieu du livre) aux plus sérieuses conséquences de leur création/destruction. Trait distinctif périphérique : l'humour. Le décalage parachronique (c'est un gros mot) des trois scientifiques permet à Millet d'élaborer une subtile satire, pas tant sur le terrain du conjoncturel (l'Amérique des années 2000 est certes égratignée), qui ne l'intéresse qu'assez modérément, mais plutôt sur celui des valeurs, concept au sens fuyant comme un réservoir percé. Les personnages sont autant artifices narratifs que formidablement construits et on sait gré à l'auteur, qui a d'ailleurs bien trop de talent pour ça, d'avoir bien voulu nous épargner toute critique bien pensante qui n'aurait fait de Fermi, Szilard et Oppenheimer que les accessoires d'un vademecum du politiquement correct anti-contemporain, donc vaguement réac, en étoffant à l'extrême ses personnages, tous dotés d'une personnalité et d'une humanité propre (pour un texte qui n'en manque jamais), imprévisible, exubérante et parfois exaspérante (on pense à Leo Szilard qui phagocyte tous les espaces du roman, en savant fou hyper actif, madame sans-gêne surdoué autant que gourou pragmatique, bientôt rompu aux règles de la communication, du marketing et de la novlangue érigée en système de pensée) et ajoutant une dose d'ambiguïté dans ses personnages dont une partie de l'itinéraire se retrouvera dans la prise de conscience des conséquences désastreuses de leurs actes, qui si elles paraissent évidentes a posteriori (et l'on peut avoir l'anathème facile), le paraissaient moins, voire de manière moins directe en 45 (sans pour autant ôter une part de naïveté face à l'appropriation par le "complexe militaro-industriel" de cette invention).
La Sainte Trinité de l'Atome, (Fermi, Szilard, Oppenheimer) possède ses apôtres. Ann, élément rassembleur originel pourrait en être la Marie-Madeleine, plus tard écartée, au même titre que Ben pourrait jouer Saint Thomas, le sceptique, celui qui se tient à distance et qui ne croit pas à la Résurrection avant d'en avoir vu les marques, qui refuse de croire avant de voir et de toucher du doigt la vérité. Thomas est un croyant aux arrières pensées, tout comme Ben, époux de Ann, qu'après l'apparition surnaturelle des trois hommes, s'efforce de continuer sa route, la mission qui croyait être la sienne, celle de la rationalité, avant, lui aussi, de se convertir, d'être illuminé par la triple présence, sans pour autant abandonner le doute fondateur qu'incarne son personnage. "Heureux sont ceux qui n'ont pas vu et ont cru" dit Jésus à Thomas.
Le roman peut dès lors être lu (en partie, évidemment, ne soyons trop totalisants) comme une sorte de re-création contemporaine de l'Evangile [ou un pastiche mi-sérieux-mi-moqueur], avec ses croyants de la première heure (Ann, Larry le hippie et sa copine, ainsi que certains autres de leurs suiveurs), ses sceptiques, et ceux qui essaient d'interrompre la propagation d'une parole dangereuse, car portant en elle-même les graines d'un changement profond remettant en cause les fondations d'un petit monde douillet. Cette parole, c'est bien entendu celle des trois hommes, et leurs suiveurs, leurs groupies [tristement] sont là pour la propager. Utopique ou simplement idéaliste, elle rêve d'une destruction de la destruction, de la fin de l'âge nucléaire.
C'est à Hiroshima que se produit LA rupture, tant pour l'Histoire que pour le roman. Ce qui échappait aux trois hommes dans la réalisation progressive des conséquences de leur entreprise passée, c'était un élément tangible. Eux aussi avaient besoin de toucher pour croire, avant que tout puisse enfin changer. Ils n'ont à disposition que des témoignages, des photographies, qui, aussi choquantes fussent-elles, ne sauraient restituer toute l'horreur vécue. C'est à ce moment précis que ces trois hommes qui possédaient jusqu'alors une inqualifiable divinité redeviennent des hommes, et se retrouvent dans une position malaisée, donnant dès lors un tout autre tour et ton au roman.
Nouveau départ depuis ce Ground Zero physique, métaphysique, historique, spirituel et enfin narratif. Dès lors, ils s'engagent dans une grande campagne de désarmement, dans une société qui a assimilé l'héritage nucléaire qu'ils avaient eux-mêmes transmis.
Au tiers du texte, Oppenheimer a cette réflexion : "Plus que tout, ce qui me sidère c'est votre aveuglement, aujourd'hui. Une civilisation qui est devenue aveugle à elle-même. J'insiste, aveugle. De mon temps, l'ignorance existait aussi ; l'ignorance est intemporelle. Mais au moins nous en étions honteux". Sous les apparences faciles de la critique de la bêtise contemporaine, accentuée par la touche d'humour cynique final, se cache en réalité quelque chose de beaucoup plus complexe. Certes l'ignorance décomplexée, l'abêtissement de la masse est une donnée importante, mais c'est l'arrière gout qui donne toute sa saveur à ce passage. La Seconde Guerre mondiale fut bien un affrontement de valeurs, de visions du monde. Cette opposition irrémédiable qui a fait naitre la guerre ne pouvait trouver d'issue que dans la destruction de l'un par l'autre. Dès lors, les choix et décisions engagées l'ont été en dehors de l'examen de tout principe moral. L'important était de prendre l'avantage, de l'emporter définitivement, peu importaient les moyens. Hiroshima et Nagasaki doivent être envisagés comme des crimes, peut-être comme des crimes contre l'humanité, c'est bien ce qui nous est dit, et la phrase d'Oppenheimer pourrait se lire comme une justification du contraire. Les compromissions ont été à la hauteur de la victoire à la Pyrrhus des Alliés, et la fin de la guerre, la véritable fin s'est faite dans l'oubli, et dans la précipitation, dans une "victoire" qui devait faire forte impression sur les esprits, et qui s'est inscrite dans la chair de l'humanité pour l'éternité. L'aveuglement dont parle Oppenheimer, ce n'est pas seulement celui des habitants de l'an de Grâce 2004, mais le sien, propre, celui de Szilard et de Fermi, qui n'est certes pas de même qualité, mais qui est pourtant bien réel, pas loin d'être fondateur.
La satire n'est pas tant dirigée contre une société contemporaine qui aurait tous les défauts, mais procède par exemplification afin d'atteindre une portée universelle, offrant un cadre à son propos. Dans les deux cas, la Raison est perdante, et la fin du roman, que l'on vous laissera découvrir, tout en laissant une marge d'interprétation appréciable, en est en partie l'illustration. Millet rappelle, quelques pages plus loin le passage précédemment évoqué cette simple vérité : "Szilard croyait que la raison pouvait tout conquérir, pouvait convaincre un homme des grands dangers de ses irrésistibles envies. Il refusait tout de go d'admettre que les sauvages pulsions de l'homme, son appétit pour le sang et sa volonté de pouvoir, le plus souvent subvertissent sa capacité de logique et d'empathie".
Et surtout dans une société, et c'est là un des grands thèmes du roman, où la parole, qu'elle quelle soit, n'est en rien libérée et se trouve en perpétuel état de recyclage, de récupération pour enfin être détournée de son véritable sens. Tout s'amorce quand l'armée américaine tente de faire taire les trois hommes. En essayant de prouver scientifiquement (donc de manière irréfutable) leur identité, ils se heurtent à des intérêts particuliers qu'ils sont bien en mal de combattre, parce que leur existence même dans la sphère de notre contemporain ébranle les certitudes d'une institution aux visites opaques sur un terrain aussi sensible que le nucléaire, tant du point de vue stratégique, qu'à un point de vue historique et philosophique. Ces trois hommes deviennent l'actualisation de remords évacués à demi-mots après Hiroshima et Nagasaki tout en tentant de s'imposer comme les fossoyeurs d'une boucle destructrice inaugurée à ce moment précis de l'Histoire.
C'est surtout le cas quand certains groupes fondamentalistes voient dans la réapparition des physiciens un phénomène d'essence avant tout religieuse, ce qu'il est peut être. Mais dans ce cas précis, la volonté de captation du discours pacifiste tenu par les trois hommes et leur entourage nourrit haines et jalousies, complots et intrigues. L'appropriation de leur discours par des extrémistes religieux possède tous les atours de l'ironie. Là où les trois hommes se voulaient absorbés par leur Cause, ils se retrouvent mis en avant non pas pour ce qu'ils ont à dire mais pour ce qu'ils sont censés être et incarner, supposément un miracle. Récupérer un discours, c'est changer l'origine, c'est-à-dire la situation qui l'a porté. La volonté dénucléarisatrice, née de la culpabilité de Szilard, Fermi et Oppenheimer, et donc les discours produits à cet effet, subissent une double transformation. Ils deviennent d'une part pure communication, une novlangue mielleuse. C'est la transformation d'une parole vraie en exhortation prédicatrice, toute d'effets, sans contenu. C'est ensuite la dissolution du sens. Au moment où ce qui reste de la vérité doit prendre corps, au moment où la Parole, libre peut être pour la dernière fois, doit résonner, intervient un des plus troublants deux ex machina qui soient, déstabilisant, mais en dernière instance, parlant, miroitant sur toutes les facettes du roman pour le réfléchir intensément.
Nous sommes donc devenus un genre mortel pour Anders, pas tant dans la création, mais dans l'utilisation et l'actualisation toujours nécessaire de sa puissance destructrice, de la bombe A. C'est bien un souci de la disparition qui hante tout le roman et qui en constitue un des battements. Du genre humain, de la planète aussi et tout ce qu'elle abrite. Pourtant, il ne s'agit pas d'un roman "écolo bébête" (odotTM ), mais bien d'une remise en question perpétuelle d'une disparition potentielle, incarnée notamment par les visions qu'à Fermi, à la fin du roman, d'oiseaux supposés appartenir à une espèce disparue, comme ces trois scientifiques appartiennent eux-mêmes à une société disparue, qui a inauguré cette angoisse perpétuelle de la disparition, ce changement métaphysique qui contraint l'homme à penser sa propre disparition et celle qui l'entoure comme une chose acquise. De ce profond changement ont pu naître un certain nombre de nos préoccupations contemporaines, de la plus accessoire et futilo-médiatique, à la plus profonde. L'homme était immortel, assurant sa survivance dans une multiplicité toujours plus étendue d'artefacts ; désormais il doit composer avec sa propre disparition, élevée au rang de potentialité suprême, ainsi que celle du monde qu'il a construit, modifié, transformé, dégradé et qu'il contribue chaque jour à rendre un peu plus mortel.