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Ce week-end, Le Monde des livres, le supplément littéraire du quotidien Le Monde, organisait des rencontres-débats avec des auteurs phares de la rentrée littéraire.
Samedi à 10 heures, ce sont les écrivains haïtiens Lyonel Trouillot (Yanvalou pour Charlie, Actes Sud) et Dany Laferrière (L’Enigme du retour, Grasset), accompagnés de Patrick Besson (Mais le fleuve tuera l’homme blanc, Fayard), qui ont ouvert le bal dans l’auditorium du 80 boulevard Auguste-Blanqui. Interrogés par Robert Solé, le directeur du Monde des livres, ils ont échangé sur le thème « Chez soi, chez les autres : la littérature incarnée ». Je m’étais invité dans le public. Et, revenu chez moi avec un carnet de notes bien rempli, j’ai essayé de dégager les grandes lignes de ce qui s’était dit. Voici donc, rassemblées par thèmes, quelques bribes de paroles de deux grands écrivains haïtiens.
« NOUS SOMMES TOUS DES EXILES »
L’Enigme du retour et Yanvalou pour Charlie se situent tous deux en Haïti. Mais leurs auteurs ne posent pas forcément le même regard sur l’île, puisque l’un – Dany Laferrière – est exilé à Montréal depuis 1976, tandis que l’autre – Lyonel Trouillot – y réside.
Lyonel Trouillot : « Il est difficile de présenter un pays en quelques mots. Aujourd’hui en Haïti il y a un Parlement, un président élu. Mais la révolution a été volée aux fils des anciens esclaves par une élite corrompue, et il reste des inégalités criantes. Mais en même temps, il y a une plus grande liberté d’expression. Avant, au sein de la littérature haïtienne, tout le monde voulait parler à l’unisson. Aujourd’hui on a plus de choix, plus d’individualités qui s’affirment. »
Dany Laferrière : « Je ne connais pas d’écrivain qui ne soit pas de l’exil et de la mémoire. C’est beaucoup donner aux écrivains du Tiers-Monde que de leur attribuer cette identité : un cadeau empoisonné qui nous ramène toujours à notre origine. Nous sommes tous exilés non d’un endroit, mais d’un temps donné. Dans mon cas précis, je suis complètement exilé de mon enfance : une enfance totalement organisée, avec un bonheur que tout le monde m’envie ; mon père ayant été exilé, il a fallu me cacher, donc on m’a envoyé chez ma grand-mère qui a tout fait pour me dissimuler cette violence. J’étais hors du temps, hors d’Haïti. »
Lyonel Trouillot : « On me parle parfois de la violence qui émane de mon livre. Mais c’est la situation dans laquelle est plongée le pays qui est violente, pas le pays en lui-même. Si on ne comprend pas ça à la lecture de mes livres, c’est peut-être que je suis un mauvais écrivain… Je ne banalise pas la violence, mais ce n’est pas un pays où il coule plus de sang qu’ailleurs : il y a par exemple moins de violence criminelle en Haïti qu’en République dominicaine, où de nombreux Français partent en vacances… »
« VOLEURS D’IMAGINAIRE »
Le vécu, l’expérience de Haïti qu’a chacun des deux écrivains étant différents, la façon de procéder dans l’écriture aussi. Mais tout est affaire de distance, et d’un bon dosage entre le réel et l’imaginaire…
Dany Laferrière : « Je suis une caméra qui filme. Lors de mon séjour en Haïti, j’avais avec moi un carnet de notes, comme toujours : c’est lui l’auteur de ce livre. Je suis exilé, je ne peux pas rattraper le temps perdu, le temps que Lyonel passe en Haïti. Je vais donc mitrailler et, rentré à Montréal, je vais regarder mes notes pour voir s’il y a un enchaînement d’événements qui mènent à l’origine d’une histoire. »
Lyonel Trouillot : « En Haïti, le pays des riches vit dans l’indifférence méprisante et inacceptable du pays des pauvres. Dans mon livre, toutes les situations et les phrases du monde des riches sont des choses que j’ai pu observer ou entendre. En ce qui concerne le monde des pauvres, je me suis au contraire servi de mon imagination pour donner une voix à ceux que l’on n’entend pas, ceux qui ne parlent pas. »
Dany Laferrière : « Dans mes livres, c’est quand l’histoire paraît le plus plausible qu’elle s’écarte le plus de la réalité que j’ai vécue. Mais la réalité imaginaire est aussi vraie, tissée de mon quotidien, que ma vraie vie. C’est mon imaginaire qui me fait me lever chaque jour. Je rêve avec mon imaginaire et celui de mes amis, je suis un voleur d’imaginaire : quand on me raconte une histoire, je la fais mienne. Le roman est un lieu idéal pour les audaces. »
« NOUS NE SOMMES PAS PRISONNIERS DU ROMAN »
Sur la forme, les livres de Laferrière et de Trouillot sont très particuliers. L’Enigme du retour contient ainsi de nombreux passages en vers libres, tandis que Yanvalou pour Charlie ne connaît pas le retour à la ligne, chaque chapitre étant un seul paragraphe, un long « tunnel »…
Lyonel Trouillot : « Haïti, c’est le règne du poète. Et le livre de Dany, L’Enigme du retour, c’est le retour de la tradition poétique haïtienne. Nous sommes des lecteurs de l’universel, nous ne sommes pas prisonniers du roman. Il y a une dictature du roman dans la littérature occidentale et sur ce point, nous effectuons un petit travail de subversion. Dans mon livre, la question du rythme est fondamentale. Je donne la voix à des personnages qui ont leur propre rythme, je m’arrête au moment où celui qui parle s’essouffle, la question du chapitre ou du paragraphe ne se pose pas. »
Dany Laferrière : « Le roman a pris son essor et sa force à cause du tirage et du lectorat. Mais un recueil de poèmes peut être lu par 30 personnes seulement ! Le poète ne pense pas du tout au tirage. La poésie est une sorte d’hygiène de l’âme. Le poète n’a pas besoin d’être lu mais d’être considéré comme un poète. Avec les « tunnels » de Lyonel, on rentre dans la tête d’un personnage, puis d’un autre. L’idée du lectorat n’existe pas, on a donc une totale liberté d’écriture. »
« CE NE SONT PAS LES MOTS QUI FONT UNE LANGUE »
Français ou créole ? Pour les deux écrivains, le choix de la langue est moins dicté par la recherche de lecteurs que par la nature du texte…
Lyonel Trouillot : « Nous ne sommes pas en quête de lectorat. Dany écrit en français, mais l’écrivain haïtien a la liberté d’écrire en français comme en créole ! Pas besoin de mettre une sauce piquante ! Ce sont les textes qui commandent la langue dans laquelle ils sont écrits. »
Dany Laferrière : Pour mon livre Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer[1985], j’ai dit : « Pour la traduction en anglais, ça va être facile : c’est un roman américain, seuls les mots sont en français. » Ce ne sont pas les mots qui font une langue. J’écris en français dans toutes les langues : en anglais, en créole, en français, et même en japonais ! » [Dany Laferrière a écrit un livre intitulé Je suis un écrivain japonais, paru en 2008.]