"Rien ne ressemble plus à la vie de la nouvelle humanité qu'un film publicitaire dont on aurait effacé toute trace du produit publicisé". Giorgio Agambenflash d'information Alors que pour beaucoup, la littérature se retrouve acculée dans la fonction d'amuser et de divertir le consommateur trop occupé ou fatigué ; alors que la fiction, surtout le roman (bien moins l'histoire courte, les histoires qu'on se raconte, puisque le marché éditorial ne trouve pas en la nouvelle une perspective lucrative, lui réservant l'espace marginal de bouche d'égout de textes mineurs pour auteurs dont le prestige commercial se fonde sur l'exercice romanesque à succès), reste confinée à servir à l'évasion dans le temps et dans l'espace, puisque presque toute la littérature qui se vend est une littérature évasive, variante anesthésique ou stupéfiante du genre ; alors que la raison instrumentale a fini par façonner le monde à son image et à son imitation cybertélévisuelle ; alors donc en ces temps de technocratie rampante et de calculs innombrables, il ne serait pas mauvais de revendiquer cette vieille fonction de l'art littéraire, cette aspiration, à laquelle il est impossible de renoncer, de la littérature telle que nous l'avons peu à peu comprise au cours, peut-être, des deux derniers siècles, si ce n'est depuis Cervantès : celle de rendre au monde quelque chose de cette part originale d'étrangeté, d'opacité ou de complexité dont on l'a dépouillé. Et, surtout, empêcher à tout prix sa propre domestication aux mains du marché. En définitive, montrer que quand l'écrivain écrit, ce n'est pas parce qu'il croit avoir compris mieux que d'autres les règles qui gouvernent l'ordre de ce que nous avons décidé d'appeler monde, mais bien parce que, au contraire des politiciens professionnels, des programmateurs informatiques, des publicistes agressifs et des sémiologues syndiqués, l'écrivain ne sait pas vraiment si les choses doivent ou ne doivent pas être comprises. Encore aujourd'hui, malgré l'effort que l'appareil médiatique et culturel accomplit pour que l'écrivain écrive afin d'être célèbre, millionnaire ou seulement populaire, même si ce n'est que dans sa province ou dans son quartier, trois façons de confirmer son activité à laquelle il lui est sans aucun doute très difficile de renoncer, il est possible d'imaginer qu'un écrivain, qui a peut-être le défaut d'avoir trop lu Kafka afin de mieux se connaître, se décide à affronter, sans pourtant se prendre pour un héros civique, le sphinx antipathique et sibyllin du monde et lui parler d'égal à égal dans son dialecte hiéroglyphique, obtus et inhumain (la véritable langue du monde, par ailleurs, quoiqu'en disent certains éditeurs intéressés). En tout cas, la littérature qui m'intéresse le plus provient d'un mouvement littéraire absolument rénovateur et toujours peu connu par ici (bien qu'il soit pratiqué avec succès par plusieurs jeunes auteurs depuis quelques années : Eloy Fernández Porta, principalement), d'un certain enracinement dans la littérature américaines à travers diverses anthologies à succès et l'œuvre déjà abondante de certains de ses plus illustres représentants (Thomas Pynchon, Robert Coover, Don DeLillo, David Foster Wallace, Kathy Acker ou William T. Vollmann, entre autres), et dont la marque est celle de l' Avant-Pop. Avant signifie ici la nécessité de l'innovation ainsi que l'expérimentation avec la forme (il n'y a pas de nouveaux contenus sans apparition de nouvelles formes), et Pop ne signifiant pas l'unique sacralisation de son lien esthétique avec les cultures actuelles de consommation et la marchandise, mais bien soulignant simplement que la création de l'écrivain ne se concentre déjà plus dans la seule description de mondes privés ou exclusifs complètement séparés du monde de référence du lecteur, mais plutôt qu'il part de ce monde de références connues (la culture que l'on dit « de masse ») et se l'approprie pour parvenir à le convertir en quelque chose d'étrange ou de méconnaissable. Cette esthétique, ou hyper-esthétique, qui n'est pas seulement littéraire (puisqu'il nous serait possible de signaler des représentants de cette tendance contemporaine montante aussi bien dans les arts plastiques que dans le ciné ou les comics, et jusque parmi les disc-jokeys), selon ce qu'en disent certains de ses défenseurs les plus informés, poursuivrait l'objectif d'apprendre à vivre avec la culture excrémentielle émanant du capitalisme hyper-consumériste afin de ne pas périr ou être dévoré par elle. Une stratégie créative d'adaptation à une culture entièrement postlittéraire comme la nôtre, dans laquelle l'overdose d'information (verbale ou visuelle) agirait telle une muse addictive (ce que montrent tellement de récits de David Foster Wallace, dont le mots-croisé verbal délirant "Tri-Stan : J'ai cédé Sissee Nar à Ecko" ou les inextricables devinettes pop de "Octet"). la nouvelle humanité Les œuvres de cette nouvelle espèce d'écrivain, le spécimen du narrateur mutant, pourraient être caractérisées, dans une première approche, comme des mécanismes ou des artefacts littéraires hautement spécialisés mis au service du lecteur prédisposé à affronter sans peur le désastre quotidien de l'irréparable. Ainsi, un certain sens de la catastrophe, imminente ou virtuelle, s'abrite en elles, ce qui les dote d'un ton post-apocalyptique (frôlant la dérision et la plaisanterie, comme dans "Bonanza" de Curtis White, au début duquel les membres souriants de la famille cowboy Cartwright réapparaissent « chevauchant miraculeusement depuis le centre de l'apocalypse » qui a dévasté la culture dont ils sont télévisuellement issus et qui leur servit pendant plusieurs saisons de miroir et de justification morale) non-exempt, pour autant, d'un humour obscène et génésiaque qui touche souvent à la pornographie conceptuelle (genre stylistique d'équilibre extrêmement délicat et raffiné dans lequel Robert Coover et Kathy Acker ont officié pendant des années en tant que grand-prêtres de l'obscénité dionysienne : Coover particulièrement dans sa profanation parodique de Casablanca intitulée "Play it again, Sam", et Acker dans sa provocatrice revendication postféministe de Jeanne Duval, la muse mulâtre et vénérienne de Baudelaire dans sa nouvelle "J". Et il conviendrait de ne pas oublier, dans ce domaine, quelques uns des suggestifs récits de Vollmann que contiennent Le nuits du papillon, singulièrement la longue narration "Encore du Bénadryl, implora le journaliste"). Face à ses précurseurs, qui n'ont pas tous disparus, le narrateur mutant sait que l'effondrement et l'écroulement bruyant des grands récits, selon le diagnostic perspicace de quelques analystes contemporains, débouche inévitablement sur les petits récits, la dévotion culturelle au mineur dans toutes ses formes, l'avatar « littérature mineure » inclus. Le quotidien, le domestique ou le familier, les histoires minuscules, deviennent le mythe par consensus de notre temps, le territoire privilégie de l'action, du désir ou de l'activité humaine (comme le prouvent jusqu'à la désolation les récits "In so many words", de Walter Abish, "In bed one night", de Robert Coover, et "City life", de Donald Barthelme, ou le diptyque farfelu "Adult world", de David Foster Wallace). L'idée exposée d'une « littérature mineure », pas nécessairement minoritaire, évoquerait plutôt cette vision sans emphase de l'état des choses : une poétique de la perplexité ou de l'extravagance, de l'insignifiant ou du déconcertant, liée pourtant au plus immédiat et au plus commun, à ce que nous tenons, trop facilement, pour acquis, à ce qui a lieu devant ou derrière ou à côté des grands récits survivants, les grandes histoires, les grandes illusions collectives. Ces petites narrations ont, par conséquent, une indubitable dimension micro-politique : leurs trames s'organisent de façon régulière comme le combat ou la résistance de leurs personnages, et parfois aussi comme leur reddition infâme, aux grandes narrations du moment, celles élaborées par les médias (le ciné et la télévision, principalement), mais aussi par les directeurs de publicité des grandes corporations transnationales, les stylistes, les créateurs de tendance ou les techniciens aux grands diplômes qui sont toujours au services des Etats nationaux. En définitive, ce qu'on a appelé un peu pompeusement la « société du spectacle » (dont le diagnostique sarcastique, d'autre part, est pratiqué avec une assiduité transgressive dans le terrorisme situationniste de Harold Jaffe : dans ce cadre, son récit "Counter Couture" sur la transexualité comme modèle culturel répandu par la logique publicitaire de la télévision est particulièrement significatif). Il ne faut pas oublier, par ailleurs, ce qu'a écrit Guy Debord lui-même : « l'origine du spectacle est la perte de l'unité du monde ». Et ce pourrait être l'autre point de départ, avec la citation publicitaire d'Agamben, afin de s'enfoncer dans la jungle anomale et fragmentée dans laquelle le narrateur mutant se trouve enlisé telle une créature condamnée au changement évolutif ou à l'extinction culturelle. Mon royaume est ce monde, déclamerait-il avec une inflexion ironique si quelqu'un se donnait la peine de s'enquérir auprès de lui à ce sujet. La créature protéique et monstrueuse que certains ont baptisé sans trop d'imagination la condition postmoderne : un paysage chaotique et supertechnicisé de mondes pluriels, marchandises jetables et ruines culturelles (les principales « stories » de Donald Barthelme abordent avec une subtile réticence la thématique de cette cohabitation résiduelle), une hallucination collective interrompue en permanence par les fictions asservissantes des médias de communication (comme ça arrive souvent dans les remixes narratifs schizophréniques de Mark Leyner, particulièrement dans le recueil My Cousin, my Gastroenterologist). Un monde excentrique ou désaxé, en somme, dans lequel la science-fiction n'est plus fiction, la fiction s'est transformée en science supérieure, le temps est désarticulé et le futur se fond et se confond avec le présent, qui s'est transmué en « absent ». La vie de la nouvelle humanité, comme le note l'épigraphe : l'expérimentation sociale dans laquelle nous sommes immergés et qui redéfinit notre expérience séculaire depuis la base, modifiant à la racine ses fondements les plus fermes (une situation conflictuelle que le magistral récit "La forêt d'Esope" de Robert Coover a représenté avec un humour et une profondeur exceptionnels, en confrontant les régimes divers du chaos et de l'ordre au sein même de la narration : "Boundaries are breaking down…there are no limits any longer"). Voici la « référence » de prédilection de toute fiction mutante : les expériences extrêmes d'une collectivité reconvertie par le devenir historique en objet inconscient d'expérimentation (relisez à cet éclairage le récit "Westward the course of empire takes its way", ou les quatre séries d'interrogatoires sinistres de "Bref entretiens avec des hommes hideux", tous de David Foster Wallace ; ou le pionnier et prophétique "Morris in chains", encore une fois de Robert Coover : une allégorie libertaire sur un monde à tendance aseptique et ascétique, pas très différent du nôtre si on le regarde bien, dominé par la rationalité despotique de la technique et engagé à extirper de la société tout signe de survie de vitalité païenne et d'exubérance sexuelle). nouvelles du marché local Et tout cela, précisément, a lieu : on le voit et le vit maintenant, en temps réel ou presque, alors qu'il semble que beaucoup de nos écrivains les plus recensés fuient, comme effrayés, les défis narratifs de notre actualité intempestive, cette terra doublement incognita, pour se réfugier dans les ténèbres spirites de l'histoire revécue à travers des techniques littéraires de légiste ou de fossoyeur : que ce soit l'antiquité médiévale ou renaissance, réinventée à la lumière douteuse de notre imagination cinématographique, la poétique châtiée d'antiquaire d'une bohème défunte, ou la terre brûlée de la guerre civile, observée normalement d'une plateforme sentimentale digne de pire cause ; pour ne pas parler du passé le plus imparfait, le territoire héroïque et mythologique de l'après-guerre, la dictature sordide et ses sales alentours neo-costumbristes [1], comme s'ils voulaient confier à l'ingénu narrateur à venir, cette chimère cognitive, la tâche de revenir du futur pour nous présenter la cartographie des arêtes réelles de notre propre temps condamné, comme si d'une certaine façon ils ressentaient de la peur ou de la pudeur à l'heure de dire certaines choses, ou n'étaient pas capable de trouver la langue ou le ton adéquat pour les représenter. Comme si, en fin de compte, ces nouvellistes de l'hier et de l'avant-hier pensaient que pour regarder le monde d'aujourd'hui avec certaines garanties ou autorité, il faudrait le faire du haut de la tour préfabriquée d'un improbable (passé) demain. Alors que, en définitive, la seule chose qu'ils devraient accuser (et dont ils devraient s'accuser), c'est la perte de la connaissance historique et son remplacement profitable par des formats narratifs de rentabilité éprouvée qui agissent comme succédanés ou prothèses optiques d'une authentique compréhension de l'histoire : celle qui serait complètement interdite à notre culture régressive de supermarché, chaque fois plus piégée comme on le voit dans le trou noir du "rétro", destiné à la dégénération, faute de progrès qualitatifs d'autres genres. par satellite Par conséquent, sur le problème du réalisme ou du manque de réalisme, qui préoccupe tellement la critique la plus orthodoxe (qui coïncide en tout avec les idéologues les plus aguerris du marché), et le problème parallèle du fantastique, ou de l'excès du fantastique dans ses œuvres, le narrateur mutant se défendrait en arguant non seulement que le supposé réalisme (le réalisme dix-neuvième ou ses variantes analogues du siècle passé) est toujours, à son regret, la représentation d'un évènement et non l'évènement en lui-même ; mais aussi que, comme l'a dit quelqu'un de plus autorisé, toute expérience réaliste est en essence une expérience fantastique (comme nous l'apprend, entre autres choses, l'obscure fable "The magic poker" de Robert Coover, et ses multiples enchantements érotiques d'indubitables résonnances shakespeariennes). L'argument, comme on peut le voir, est facilement réversible. Toute expérience fantastique est, en définitive, une expérience réaliste : d'approximation du réel. Le terrain le plus fantastique qu'il est possible de concevoir : le désert digitalisé du réel. Pour cette raison précise, les constructions narratives du narrateur mutant sont envahies par les fantasmes et les fantaisies, les présences intruses et halogènes, les perceptions hallucinogènes. Il ne pouvait en être autrement. Et elles ne gardent pas, par conséquent, de relation significative avec l'imposture de quelque réalisme anodin et plat, de consommation et d'éloge massif. Surtout en partant de la conviction que le monde d'aujourd'hui, en définitive, est modelé et moulé par les images technologiques que nous produisons en masse et avec lesquelles nous irradions sa superficie malmenée. Le monde est la télévision, ou un sous-produit de la télévision, la machine domestique et familiale par excellence, l'écran mineur et majoritaire (comme dans l'expérience linguistique et narrative d'anthologie "Ardor/Awe/Atrocity" de Walter Abish, où la terre promise californienne, vers laquelle la protagoniste voyage afin de se perdre, fatalement attirée qu'elle est par ses fascinantes images, est présentée comme un stéréotype télévisé lié aux émissions populaires de la série hebdomadaire Mannix). La nouvelle réalité se présente maintenant compartimentée dans une division rationnelle de canaux, dont la loi d'association métonymique est la sape réciproque, la contigüité perméable et l'intrusion borgésienne des uns dans les autres, exactement comme Robert Coover l'avait déjà compris dans sa fiction fondatrice "The babysitter" : la barrière ontologique floue entre les séries, les publicités et les films émis par la télévision et les expériences banales ou perturbatrices des personnages finit par se désintégrer dans un trame anarchique de fragments narratifs, une boucle fictionnelle impossible à démêler. Que cette mutation audiovisuelle nous plaise ou non, il n'est plus possible de comprendre la réalité sans la télévision, ni de les différencier facilement. D'une certaine façon, la télévision s'est transformée en langage médiatisé de la réalité, comme si celle-ci n'était pas aussi un sous-produit associé à la technologie communicative et informative. Cet aspect problématique résume parfaitement les possibilités référentielles qu'il reste aux formes narratives en ces (contre)temps télévisuels et audiovisuels, comme l'expliquait le narrateur dubitatif du récit "Penser" de David Foster Wallace : « Nous voyons ces choses une douzaine de fois à la télé, mais nous pensons que nos propres fantaisies sont insensées ». C'est ainsi que se pose la situation prototypique de la narration mutante : la supplantation de la réalité par les simulacres et la virtualité, dérivée de l'exploration de sa logique numérique et combinatoire jusqu'aux conséquence ultimes (épistémologiques et ontologiques) d'inconsistance, de réversibilité, de déréalisation psychique et matérielle, faisant vaciller la stabilité du monde décrit et avec lui nos convictions les plus enracinées, y compris au moment suprême auquel nous apparaîtrait quelque chose qu'on pourrait toujours considérer ingénument comme « réel » (un résidu non contaminé et pierreux, un noyau sensiblement traumatique) et que nous découvrons fatalement pollué par l'irréalité technologique et l'idéologie spectaculaire. Déclarer cette transformation irréfutable fut le dessin ludique que se proposa Robert Coover dans sa collection de fiction Demandez le programme en recyclant avec la perversité d'une spectateur malicieux la promotion médiatisée du spectacle cinématographique en mythologie universelle, à la plus grande gloire de l'idéologie séculière de la classe moyenne (d'une certaine façon, cette sublimation spectaculaire, cette conversion du ridicule en spectaculaire, était historiquement inévitable, comme semblait le noter le narrateur du récit de Wallace en plein préambule amoureux de ses personnages furtifs : « Il se rend compte qu'elle est en train de reproduire la scène d'un film qui lui plait »). L'extravagant programme de Coover, d'exposé quelque peu discontinu, inclut plusieurs pièces maitresses, mais je n'en retiendrais que trois afin de les ériger en paradigmes narratifs : "The phantom of the movie palace", en premier lieu, où un opérateur de ciné solitaire projette sur l'écran d'une salle inhabitée, dans un geste artistique doublé par l'auteur du texte lui-même, une irréalité filmique résultant de l'intersection frénétique et truculente de tous les films et genres entre eux, obtenant en échange de son effort esthétique contre la réalité de l'artifice la perte littérale de sa tête ; "Lap dissolves", en deuxième lieu, dans lequel la rhétorique de la ruse technique mentionnée dans le titre se voit exacerbée jusqu'à des limites narratives insoupçonnées par ses inventeurs officiels et utilisateurs inconscients ; et, finalement, "Cartoon", où la déprimante expérience quotidienne de l'homme urbain ordinaire est littérairement transposée aux catégories évanescentes et polymorphes en deux dimensions du « cartoon » le plus cliché qui soit afin de souligner encore plus sa grisaille, son vide et son inutilité. la culture planètaire Les développements les plus avancés du système capitaliste (la société de consommation, le « spectacle » intégral et le marché globalisé) culminent dans l'implantation d'une « logique culturelle » radicalement nouvelle, dans laquelle les produits et les artefacts artistiques ne seraient pas seulement médiatisés par l'omniprésente vigilance économique et commerciale du marché (dans le cadre comptable duquel ils se verraient amenés à développer ses stratégies fatales de réception et de consommation), mais également forcés à répondre, dans la phase immédiatement antérieure, à certaines expectatives et exigences concrètes programmées et prédéterminées par ce même marché. L'installation d'un système de contrôle strict, d'instances intermédiaires et de filtres face à l'obtention de produits acceptable par ce marché et destinés à la consommation de masse est une des conséquences les plus évidentes du triomphe du marché sur la société, ce qui n'exclut pourtant pas l'attention subsidiaire prêtée à des produits minoritaires pour des marchés alternatifs, l'ambition totalitaire de couvrir tout l'espace et d'embrasser tout le spectre de le consommation étant un autre des traits consubstantiels au système dominant, générant ainsi ce que l'on a appelé le « capitalisme culturel » : l'appropriation totale de la maîtrise de la production et de la gestion de biens artistiques et culturels par les critères commerciaux du marché et de ses intérêts financiers. On pourrait également parler d'une redéfinition drastique de la « valeur d'usage » et de la « valeur d'échange » de la culture et de la création artistique et littéraire, sa défaite et son installation définitive dans un système déterminé par des instances anonymes et sa domestication aux nouvelles « valeurs » de ce système incontrôlable. De cette façon, il s'implanterait, au second plan, un procédé hypocrite que j'ai nommé en quelques occasions « l'invention de l'âme et de la conscience » du consommateur : il est exigé du producteur culturel non seulement qu'il nourrisse ses récepteurs de fictions narcotiques, mais en plus qu'il les anoblisse, comme effet secondaire du médicament dispensé, leur fournisse l'opportunité de s'élever par-dessus la médiocrité morale de leurs vies planifiées et de respirer un air plus propre et plus sain, bien qu'il soit aussi simulé et bâtard que celui d'un centre commercial, un parc thématique ou un concours télévisuel (ce n'est pas un hasard que la thématique et le décor des concours télévisuels, avec leur combinaison particulière de promesse pécuniaire, de misère sociale, de manipulation médiatique et de dérision du savoir spécialisé, ait donné naissance à un sous-genre narratif typiquement postmoderne duquel je soulignerais trois manifestations indispensables : "The panel game", de Robert Coover, "A shower of gold", de Donald Barthelme, et "Little expressionless animals", de David Foster Wallace). Le narrateur mutant, en tant que producteur culturel d'une nature très particulière et exigeante, doit affronter sans innocence ces nouvelles valeurs et nouveaux critères qui, aujourd'hui, vaincue dans la pratique toute alternative politique et économique, dominent le monde littéraire et ses alentours critiques et médiatiques (ce que certains analystes ont appelé la médiocratie), en se sachant totalement impliqué dans la situation corporative qu'il défie et combat toutefois, avec l'arsenal modeste de sa narration dissidente. Dans les mots de Kathy Acker : "In such a society as ours the only possible chance for change, for mobility, for political, economic, and moral flow lies in the tactics of guerrilla warfare, in the use of fictions, of language". Un des narrateurs mutants les plus importants et sérieux de ce pays, Germán Sierra, l'a exprimé parfaitement : « les formes narratives de la culture contemporaine se développent dans les technologies et sur le marché, elles traitent des technologies et du marché, mais elles ne s'écrivent pas sous la dictée des technologies ni dans la langue sentimentale des marchés ». Et on ne saurait pas aller plus loin, les choses étant ce qu'elles sont. (Cet article a été publié en décembre 2003 par Quimera. Son accent espagnol ne le rend pas étranger à notre réalité. Traduction à charge de François Monti.)
[1] Le costumbrismo est un genre artistique développé au XIXème siècle qui s'attache à refléter les mœurs, les coutumes, les usages sociaux. Lié au réalisme, il n'est pourtant pas dépourvu d'une tendance certaine au romantisme. En littérature, l'école « costumbrista » a une influence qui se ressent toujours aujourd'hui. (NdT)