Vestige d'une convivialité en voie d'extinction dans le sport professionnel, l'histoire du
cyclisme s'est souvent écrite au bord du zinc. Et pas seulement sur celui des nombreux "Bars des sports", où le monde se refait à l'heure de l'apéro… La foule des amateurs massée
sur le passage de Paris-Roubaix, certains tout droit sortis d'un estaminet voisin une mousse à la main, l'ignore peut-être, mais quelques uns des épisodes les plus fameux de la légende de la
petite reine ont eu pour cadre un coin de bistrot.
À commencer par la signature de l'acte de naissance de la plus célèbre des courses au monde, la Grande Boucle. En novembre 1902,
c'est au Café Zimmer, à deux pas du Faubourg Montmartre, siège du journal L'Auto, que le journaliste Géo Lefevre expose à son patron Henri Desgrange son idée d'un "Tour de France, en
plusieurs étapes, avec journée de repos". D'abord perplexe devant le projet un peu fou de son collaborateur, le directeur de la rédaction du grand quotidien sportif y voit l'occasion de tuer
une fois pour toute la concurrence du Vélo de son rival Pierre Giffard. Va donc pour le Tour de France dont L'Auto organise la première édition en juillet 1903 et que "HD" qualifie dès
lors de "plus grande course cycliste du monde entier"… Lors de ce premier Tour de France et de plusieurs des suivants, l'arrivée de l'épreuve est jugée devant l'auberge du "Père Auto" à
Ville-d'Avray, où est installé l'ultime point de contrôle et proclamé le vainqueur. Le préfet Lépine ayant interdit la tenue de courses cyclistes dans Paris intra muros, c'est dans cet
établissement sis sur la route de Versailles que se joue le dernier acte de l'édition 1903. Le vainqueur, Maurice Garin, et les autres rescapés de ce long raid de 2428 kilomètres rallient ensuite
le vélodrome du Parc des Princes en cortège pour y être fêtés en héros, marche triomphale de Ville-d'Avray à Paris qui se répétera plusieurs années de suite.
Mais le vrai coup de Trafalgar des bistrots, celui qui marquera les esprits par la rencontre des deux frangins roublards et d'un célèbre
reporter, a pour cadre le café de la Gare à Coutances, le 27 juin 1924. Ce jour-là, le vainqueur français de l'édition précédente, Henri Pélissier, flanqué comme toujours de son
frère Francis, abandonne avec fracas le Tour de France dans l'étape Cherbourg-Brest, préférant s'asseoir devant un bon bol de chocolat chaud que de continuer à s'échiner sur la route. Motif de ce
énième coup de sang contre le réglement de l'épreuve et son patron, l'intraitable Henri Desgrange : une sombre histoire de contrôle de maillot par un commissaire trop zélé le matin sur la ligne
de départ. Rejoints par le célèbre reporter Albert Londres, qui immortalisera la scène dans Le Petit Parisien, Henri et son "frérot" se servent en réalité du café de la Gare comme d'une
tribune pour étaler une nouvelle fois leurs griefs contre l'organisation du Tour de France. Un réglement inhumain, des conditions de course et de vie que l'on n'infligerait même pas à des bêtes…
: tout y passe ! La malignité des Pélissier n'ayant d'égal que la naïveté de Londres, frais émoulu dans le monde cycliste, son article accouchera des fameux "forçats de la route", terme
que le bouillonnant Henri avait déjà lâché mais avec beucoup moins de succès dans les éditions précédentes.
Aujourd'hui, des cafés comme "Chez Monique" dans la tranchée d'Arenberg, "Le carrefour de l'Arbre" à Gruson, hauts lieux de
Paris-Roubaix, ou "L'Allumette" à Bouvines, où Tom Boonen tient ses conférences de presse avant d'affronter "L'enfer du Nord", continuent à perpétuer la tradition. Et à faire des recettes
mémorables lorsque revient la saison des classiques de printemps…