Aden, roc calciné par un soleil perpétuel; Aden, où la rosée du ciel ne descend qu'une fois en quatre ans! Aden, où ne croit pas un brin d'herbe, où l'on ne rencontre pas un ombrage! Aden, l'étuve où les cerveaux bouillent dans les crânes qui éclatent, où les corps se dessèchent!.. Oh! pourquoi l'as-tu aimé cet Aden, aimé jusqu'au désir d'y avoir ton tombeau?
Harar, prolongement des montagnes abyssines: fraîches collines, vallées fertiles; climat tempéré, printemps perpétuel, mais aussi vents secs et traîtres pénétrant jusqu'à la moelle des os... L'as-tu assez exploré, ton Harar? Il y a-t-il dans toute la région un coin qui te soit inconnu? À pied, à cheval, à mulet, tu es allé partout... Oh! les cavalcades insensées à travers les montagnes et les plaines! Quelle fête de se sentir emporté vite comme le vent parmi des déserts de verdures ou de rocs; de parcourir, plus vif qu'un fauve, les sentiers des forêts; d'effleurer légèrement, comme un sylphe, le sol mouvant des marais!.. Et tes marches intrépides, défiant les indigènes en hardiesse, en souplesse, en agilité... Quelle joie de s'élancer front découvert, à peine vêtu, dans des vallées aux luxuriantes végétations; de gravir des montagnes inaccessibles!
Quelle fierté de pouvoir se dire: «Moi seul ai pu monter jusqu'ici, nuls pieds que les miens n'ont foulé ce sol jusqu'à présent inexploré»! Quel bonheur, quel délice de se sentir libre, de parcourir sans entraves, par le soleil, par le vent, par la pluie, les monts, les vaux, bois, rivières, déserts et mers!... O pieds voyageurs, retrouverais-je vos empreintes, dans le sable ou sur la pierre?...
Puis, que d'ennuis, que de tourments au milieu des nègres fainéants et obtus! Que d'inquiétudes durant les longs jours que mettent les caravanes à traverser le désert! Les chameaux et les mulets de charge, portant une fortune, sont confiés à la garde et à la direction de l'Arabe entrepreneur de transports. Mille périls guettent dans les solitudes de la route. Outre les pluies et les vents, ce sont les bêtes fauves, lions, panthères; ce sont surtout les Bédouins, tribus errantes et malfaisantes, les Dankalis, les Somalis...
Et, tandis que la caravane s'avance lentement vers la mer, le maître, le négociant, resté à sa factorerie pour opérer de nouvelles transactions et réunir les éléments d'un nouveau convoi, songe sans cesse avec terreur que le fruit de son labeur de géant est, à chaque minute des jours et des nuits, exposé à être perdu sans recours. Il sent sa cervelle se contracter d'angoisse, et la fièvre parcourt son corps. Nuit à nuit, ses cheveux blanchissent. Il suppute le chemin parcouru et celui qui reste à parcourir, tandis que l'inquiétude le dévore. Et ce supplice durera un long mois, temps pour le moins nécessaire à l'aller et retour de l'expédition.
Durant ces transports aventureux, la plupart des négociants ont subi des pertes, souvent considérables. Argent, marchandises, parfois même serviteur et bêtes de somme, devenaient le butin des maraudeurs du désert. Mon bien aimé frère, lui, n'a jamais rien perdu; il est sorti victorieux de toutes les difficultés. C'est que la plus heureuse audace présidait à ses entreprises, qui, toutes, réussissaient au delà de ses espérances; c'est que sa réputation de bienfaisance s'était répandue de montagne à montagne, si bien qu'au lieu de s'emparer des richesses de celui qu'ils nomment «le Juste», «le Saint», les nomades Bédouins se concertaient pour protéger chacune de ses caravanes.
L'or s'amasse, la fortune vient, elle est arrivée. L'avenir est sûr. L'ennemi, c'est-à-dire la pauvreté, les besognes maussades, la solitude et l'ennui, l'ennemi est vaincu. Il n'y a plus qu'à étendre la main pour cueillir la palme, la récompense de tant de surhumains efforts..."
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Isabelle Rimbaud: Mon frère Arthur, Mercure de France 1914, page 699.(Extraits)
Photos: Statue d'Arthur Rimbaud à Charleville, d'Isabelle, sa soeur...