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Regard sur le Liban (4/6) : La peinture de Fatima El Hajj

Publié le 03 octobre 2009 par Savatier

Si le Liban sait mettre en valeur son patrimoine historique, on peut en revanche regretter l’absence à Beyrouth d’un musée d’art moderne et contemporain. Les artistes libanais font pourtant preuve d’un réel dynamisme qui s’exprime à travers quelques galeries locales et une participation à des expositions organisées à travers le monde. Depuis le début de 2009, le Beirut Art Center a toutefois ouvert ses portes (à l’initiative de Sandra Dagher et Lamia Joreige), offrant aux créateurs, dans le cadre d’une association à but non lucratif, un espace de 1500 m2 permettant d’organiser quatre expositions annuelles. Cette action, financée par des entreprises et des mécènes privés, contribuera sans doute à promouvoir des artistes qui se sont déjà distingués à l’étranger, mais qui sont, paradoxalement, trop peu connus dans leur propre pays, faute d’une visibilité suffisante.

Parmi les peintres libanaises, j’ai pu rencontrer Fatima El Hajj dans son atelier situé non loin de Saïda (elle en possède également un à Beyrouth) : une petite maison familiale, non loin de l’autoroute côtière, dans une zone qui fut bombardée pendant la guerre de 2006, comme l’attestent les façades des immeubles alentour. L’atmosphère est, ici, redevenue paisible : pendant que nous parlions à l’abri des arbres, à proximité d’une toile déjà bien avancée, posée sur un chevalet, des chatons jouaient dans un jardin baigné de soleil.

Fatima El Hajj a étudié à l’Institut des Beaux Arts de l’Université Libanaise, puis à l’Académie Repin de Leningrad, enfin à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Elle enseigne, depuis 1985 – année où elle obtint le Prix Picasso à Madrid – à l’Institut des Beaux Arts de Beyrouth. Ses œuvres sont accrochées aux cimaises du musée du Koweït et dans des collections particulières. Depuis 1986, elle n’a jamais cessé d’exposer, au Liban, en Syrie et dans les Emirats. Elle a également participé à des expositions collectives en Europe, au Proche Orient, dans le Maghreb et à l’UNESCO. En 2007, ses toiles furent accueillies à Dubaï, en 2009, au Qatar.

Son univers créatif, tout personnel, n’a rien d’étrange, à l’opposé de certains artistes contemporains qui confondent parfois étrangeté et créativité ; il n’en est pas moins inattendu à bien des égards car ses influences impressionnistes apparaissent avec une belle évidence dans une partie du monde où on ne les attendrait pas forcément. Bien sûr, elle n’échappe pas à ce souci que l’on a, partout, de tenter des classifications : au Liban, on la considère donc comme un fruit de l’Ecole française. Ce n’est pas faux, sans doute. Cependant, il y a, notamment dans une série de toiles réalisées au Maroc et que l’ai vues, une touche orientale qui ne trompe pas tout en ne cédant pas un instant à la tentation orientaliste et ses inévitables clichés de couleur locale. Son art respire la sincérité et l’authenticité. Il a aussi évolué, gagné en maturité.

Il faut toujours se méfier des classifications. Ainsi, aujourd’hui, « impressionnisme » est devenu – souvent à bon droit, hélas ! – synonyme de « peinture décorative », en d’autres termes une peinture facile, sans âme, qui n’invite guère au questionnement et se contente de « faire joli ». Du « sous-Monet » ou du « sous Renoir », autant dire : une non-peinture. L’œuvre de Fatima El Hajj s’inscrit à l’opposé de cette non-peinture là. Il suffit de regarder ses tableaux pour s’en convaincre. Il y a dans sa peinture absence de concession, recherche d’un monde personnel, d’une harmonie qui semble naître de sentiments contradictoires, entre quiétude, révolte, rêve et doute. Elle peint sur toile ou sur panneau, à l’huile comme à l’acrylique, souvent en grand format. En coloriste, elle ne néglige pas les effets de matière. Mouvement, lumière, formes suggérées s’accordent dans ses tableaux, au point, parfois, de tutoyer l’abstraction.

Je me suis forcément interrogé devant ces formes suggérées, ces silhouettes de personnages ou d’animaux juste esquissées. Répondaient-elles à un contournement (habile et illusoire à la fois) de l’interdiction supposée de la représentation physique dans l’Islam ? La réponse de l’artiste fut nette : après avoir étudié le corpus islamique, c’est-à-dire le Coran et les Hadiths, elle n’a trouvé aucun texte imposant ouvertement une telle interdiction. Et elle n’hésite pas à m’apporter un document qui appuie le résultat de ses recherches : la belle édition, en fac-simile, d’un manuscrit du XIIIe siècle conservé au fonds des manuscrits arabes de la BnF (cote ms Arabe 5847), le Mâqâmât. Ce recueil de contes, écrit par le poète Abu Muhammad al-Qasim ibn Ali Al-Hariri (1054-1122), fut abondamment illustré par Yahya ibn Mahmud Al-Wâsitî ; les personnages et les animaux y figurent à chaque page.

On pourrait encore citer les fresques de Qusayr’ Amra, ce hammam construit au VIIIe siècle par un calife Omeyyade en Jordanie, qui offre un étonnant assemblage de scènes de chasse, de danse, de bain où les représentations féminines, souvent dénudées, ne manquent pas d’érotisme. Comme tous les monothéismes, l’Islam a toujours combattu les idoles (souvenons-nous de l’un des commandements du Décalogue, Exode 20, 4-5) ; pour autant, l’aniconisme musulman ne relève que des interprétations des Hadiths par les exégètes (les uns se montrant plus rigoristes que d’autres, comme toujours…) ; le sujet de l’interdiction est donc très loin de faire l’unanimité chez les théologiens musulmans. Dès lors, la représentation du vivant reste ouverte aux créateurs (sans doute plus librement en peinture qu’en sculpture, j’en conviens, cette dernière ayant été le médium le plus courant pour donner corps aux idoles les plus diverses).

En tant qu’artiste, Fatima El Hajj justifie donc tout autrement cette particularité de son œuvre : « la silhouette représente davantage un état d’âme qu’un corps ». L’état d’âme, telle est sa conception dans ses représentations du vivant, une conception qui s’inscrit dans une autre, plus large – cosmique, si l’on veut – d’un univers qui unifierait les hommes, les animaux et l’environnement dans lequel ils cohabitent. Ce qu’elle exprime autrement, lorsque je lui demande ses sources d’inspiration : « Mes trois grâces : jeunesse, art et belle nature. »

Rien n’est statique, dans la peinture de Fatima El Hajj. En l’observant, on trouve toujours un mouvement, plus ou moins discrètement exprimé. Qu’elle travaille sur site ou en atelier, ses thèmes de prédilection touchent les paysages, les légendes issues de la mythologie phénicienne (sur l’une, figure des navires et la monture de Poséidon, mi-cheval, mi-poisson), les scènes de genre, parfois même des scènes insolites, comme ce grand diptyque représentant deux volailles dans un jardin, surmonté en son milieu d’une figurine de coq sculptée, grandeur nature. Cette représentation n’a rien de commun avec l’Ecole de Barbizon, en dépit d’une communauté thématique. En revanche, devant d’autres toiles, notamment une, montrant une femme allongée dans un jardin et une seconde, où le modèle, dans cette même pose, semble entouré de personnages, le nom de Matisse me vient spontanément (Matisse et ses nombreuses Odalisques). « C’est mon peintre préféré », me dit-elle, précisant aussi son goût prononcé pour Bonnard. Bonnard, oui, bien sûr, celui de L’Atelier au mimosa du Cannet (Centre Pompidou), du Nu jaune (idem) ou du Paysage de Normandie (Musée de Colmar). De Matisse et de Bonnard, elle a hérité la palette de bleu, jaune et vert sans pour autant jamais les copier. Le rouge, très présent, lumineux, flamboyant parfois jusqu’à l’inquiétude, lui est tout personnel, comme son utilisation des ocres.

Je terminerai par une œuvre curieuse, très différente de celles qu’elle m’a montrées auparavant, d’un univers chromatique plus sombre, aubergine, représentant un homme incrédule, au-dessus duquel s’étale un collage de journaux israéliens (de gros titres en hébreu). Cette peinture, précise-t-elle, fut réalisée en 2000, lors de la libération par la population de détenus libanais de la redoutable prison de Khiam, après que les gardiens eurent pris la fuite vers Israël. L’un des prisonniers ne voulait pas croire qu’il recouvrait sa liberté et l’exprima dans un cri déchirant ; c’est ce cri qu’elle avait voulu reconstituer. Œuvre militante, engagée ? Peut-être. Œuvre de témoignage, sans doute bien davantage. Fatima El Hajj ne crée pas au nom d’un engagement politique ; sans ignorer l’instabilité qui l’entoure – comment le pourrait-elle ? – et pour conjurer ce sentiment perpétuel d’insécurité qui touche toute la région, de part et d’autres des frontières, elle m’avoue rêver d’une « fusion de l’humanité à travers l’art ». Et l’on se prend à vouloir lui donner raison.

Illustrations : toiles de l’artiste © Fatima El Hajj. 


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