L’organisation territoriale du pays, sujet de débats depuis les années 1960, va connaître un nouveau chapitre avec la réforme voulue par Nicolas Sarkozy. Celle-ci est englobée dans le chantier, beaucoup plus vaste, de la réforme de l’Etat : la finalité est d’accroître l’efficacité du fonctionnement des politiques publiques et de réduire les coûts de fonctionnement. Mais cette question porte en son sein une autre problèmatique, qui ressurgit régulièrement, celle des identités régionales. Ce sujet concerne évidemment tous les territoires de la République, mais il est plus sensible pour les régions rattachées récemment à la France ou dotée d’une identité culturelle très spécifique (Corse, Pays-Basque). La portée de ce débat est encore plus considérable pour les territoires ultra-marins, comme les événements houleux en Martinique ou en Nouvelle-Calédonie l’ont démontré ces derniers mois.
Délits d’opinion : Lors des dernières élections européennes, le taux de participation n’a été que de 41%. Et, d’une manière générale, les scrutins aux cantonales ou aux régionales rencontrent nettement moins de mobilisation en termes de participation électorale que pour les municipales, les législatives ou les présidentielles… Est-ce la preuve que seuls la commune et l’Etat sont vraiment reconnus comme des cadres territoriaux légitimes par les citoyens ?
Emmanuel Cherrier : La réponse se situe à deux niveaux.
D’une part, il est établi que la nation (que l’Etat gère) et la commune sont traditionnellement les deux niveaux de territoire auxquels les Français sont attachés le plus, et qui sont au mieux facteurs d’identification. Cela s’explique par le fait que ce sont les deux niveaux les plus « repèrables » en termes de pouvoirs. Les citoyens connaissent le rôle et les compétences de l’Etat et des communes (d’où le fait que les élections présidentielles, législatives et municipales soient les plus participatives), alors qu’ils ont du mal à voir ceux de la région, du département (dont les rôles paraissent trop peu différenciés). La construction communautaire – et c’est là son principal problème – n’apparaît pas comme porteuse d’identification, car elle n’a pas produit de citoyenneté européenne. Les facteurs propices à fonder une identité européenne (culture…) n’apparaissent pas assez aux yeux des peuples alors même que le support premier d’une identité (l’affiliation à un territoire) n’est pas facilité par le flou du territoire européen et de ses limites (ce que la question de l’adhésion de la Turquie reflète, entre autres)…
D’autre part, au-delà des institutions et de leurs pouvoirs, reste le terroir. Cela signifie que, si la région et le département, en tant que collectivités locales, sont peu compris des citoyens (favorisant une abstention traditionnelle aux élections qui les concernent), leur assise géographique et territoriale, elle, suscite souvent l’adhésion. Pour être clair : en Bretagne, on peut ne pas savoir ce que fait le Conseil régional, mais se sentir Breton malgré cela.
Pour résumer, la commune et la nation voient l’adéquation efficace entre le sentiment identitaire d’appartenance et l’institution. Département et région connaissent un décalage entre l’institution et le sentiment identitaire.
Délits d’opinion : Le film « Bienvenue chez les Ch’tis» va bientôt être adapté aux Etats-Unis. L’énorme succès de ce film l’an dernier démontre-t-il que les Français, et pas seulement les Bretons, les Corses ou les Alsaciens, restent attachés aux identités régionales qui composent la France ?
Emmanuel Cherrier : Le succès d’un film dépend de beaucoup de facteurs, et je ne suis pas qualifié pour les apprécier tous ! Mais, en effet, on peut voir dans ce film la valorisation de certaines images qui appartiennent à l’identité classique des régions. Je veux dire que les Français ont des images bien établies concernant les régions du pays. Ce sont souvent des stéréotypes, positifs ou négatifs : le climat et les dolmens bretons, les cigales et Pagnol de Provence, etc. De ce côté là, le film de Dany Boon a confirmé ces clichés, tout en voulant en montrer le côté positif : le ch’ti est vu comme accueillant, solidaire, fêtard (buvant parfois un peu trop) et travailleur. Le Sud – puisque plusieurs scènes s’y déroulent – n’échappe pas non plus aux clichés : l’accent, etc. En période d’incertitude globale et de difficultés en tous genres, un film évoquant une certaine France des terroirs, correspondant aux images traditionnelles présentes dans la culture collective, a pu rassurer autant que divertir. Un peu sur le mode « face à tous ces bouleversements perturbants, il y a des choses qui ne changent pas ». N’oublions pas que la résurgence du sentiment local (dans une gamme de déclinaisons diverses, allant du « folklorisme » à l’indépendantisme en passant par le régionalisme, l’autonomisme, etc.) s’est produite quand les repères traditionnels des sociétés occidentales ont commencé à être remis en cause par la contestation soixante-huitarde, la crise économique des années 70 ou l’effondrement du bloc de l’est (qui structurait un monde certes dangereux, mais connu), sans même parler de la mondialisation. Le retour au local autant que le nationalisme sont des réponses, en forme de repli sur ce qu’on connaît, et à quoi on s’accroche. Le film a confirmé cela.
Délits d’opinion : Nicolas Sarkozy a déclaré, à l’occasion de son déplacement en Martinique au mois de juin, qu’il allait procéder à un référendum pour accroître l’autonomie de ce département. A terme, on peut envisager que les autres départements ou territoires d’outre-mer voudront bénéficier de toujours plus d’autonomie… Cette évolution était-elle dictée par les souhaits des opinions publiques ou bien par la volonté des dirigeants locaux de s’approprier plus de pouvoirs ?
Emmanuel Cherrier : Il n’y a pas à proprement parler UN outre-mer, mais DES outre-mer. Les situations sont nuancées et différentes. Si l’on prend Mayotte récemment, la volonté d’une plus forte intégration dans la nation a été manifestée au référendum sur la départementalisation. En revanche, la Polynésie française a porté à sa tête à plusieurs reprises un indépendantiste… Il est donc difficile de répondre globalement à la question. On peut distinguer plusieurs situations :
- lorsque l’évolution répond aux attentes populaires et aux projets des dirigeants locaux (Mayotte récemment, donc, mais aussi la Guadeloupe et la Martinique, d’après les enquêtes d’opinion)
- lorsque l’évolution est souhaitée par les dirigeants, mais refusée par la population : c’est le cas de la Corse (qui n’appartient pas à l’Outre-mer, mais qui bénéficie d’une autonomie encore inachevée), dont les électeurs ont rejeté en 2003 le projet de transformation en collectivité à statut particulier, que défendaient l’Etat et les élus de l’île.
De même, il faudrait distinguer entre ceux qui ont déjà une forte autonomie (Polynésie, Nouvelle-Calédonie) et ceux qui n’en ont pas, ou pas encore (notamment les départements ultra-marins). Il n’est pas évident qu’il y ait un engrenage fatal, et que chaque nouveau degré d’autonomie entraîne une surenchère. Les récentes élections territoriales en Nouvelle-Calédonie ont montré que la majorité des électeurs rejetait les indépendantistes. Cela dit, les indépendantistes ne pèsent pas qu’électoralement et détiennent un autre pouvoir que celui issu des urnes. Les événements de cet été le prouvent : un syndicat indépendantiste a organisé une grève générale, puis des manifestations qui ont débouché sur des affrontements violents (27 gendarmes blessés). Ils ont voulu saisir une occasion de montrer qu’ils existaient toujours et avaient un poids autre qu’électoral. Vieille technique, bien connue de l’extrême gauche et du PCF : rappeler dans la rue que le pouvoir n’est pas (ou pas seulement) dans les urnes… et qu’une implantation syndicale, un pouvoir de gêner, d’empêcher pèsent autant qu’une représentation politique..
Par ailleurs, n’oublions pas aussi que toutes les enquêtes réalisées au plus fort de la crise guadeloupéenne et martiniquaise de début 2009 ont montré que la volonté de rester Français était très forte, même parmi des protestataires. L’une des causes du problème n’était pas le rejet de la France, mais plutôt le sentiment d’être insuffisamment considéré par elle, de ne pas être assez reconnu comme Français à part entière par la métropole, avec les mêmes droits que les habitants de l’hexagone.
Enfin, sur la soif de pouvoir des élus locaux, il est certain que tout élu local apprécie de voir ses pouvoirs s’accroître, et peut pousser certaines réformes dans ce but. Mais il s’agit là d’une disposition commune à tout élu local, de métropole ou d’outre-mer… C’est l’un des effets des lois de décentralisation que d’avoir renforcé le poids des « barons » locaux, comme l’écrivait Jacques Rondin en 1984, dans son livre « Le sacre des notables »… La question n’est donc pas spécifique à l’outre-mer.
Propos recueillis par Frédéric Pennel