Christian Biet s’est lancé dans une vaste opération de recollection du théâtre de la cruauté du XVIIème siècle dans le dictionnaire du même nom (Laffont), et en présente un des meilleurs crûs au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Cette cruauté-là n’est pas faite de sacré comme chez Artaud ni de non-dits pervers comme chez Norén, non, elle est simplement brute et physique.
L’argument du More cruel, (tragédie française d’un More cruel envers son seigneur nommé Riviery, gentilhomme espagnol, sa damoiselle et ses enfants) pièce anonyme en vers, est un argument de classe : un esclave se venge du mauvais traitement que lui a infligé son maître pendant ses longues années de servitude, après que celui-ci lui a rendu sa liberté. Une sorte de renversement hégélien non achevé, puisque la dialectique s’arrête au moment où tout le monde meurt (ou presque). Comment alors rendre le bain de sang au théâtre ? Le dramaturge Christian Biet et les metteurs en scène et scénographes Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil ont imaginé une “scène en mouvement”. A l’entrée dans le hangar derrière le théâtre où nous ont conduit les T-shirts jaunes des Amandiers, on nous fait attendre devant un grand drap noir clos pour nous prévenir qu’il n’y a pas de sièges ou très peu : les spectateurs suivent les comédiens tout au long du spectacle. L’avertissement aiguise les curiosités. On nous fait entrer dans une immense salle sombre au milieu de laquelle trône une scène de bois carrée, assez petite. À différents endroits de la salle, un banc avec des poupées, des têtes d’animaux au mur, un guitariste, et en haut d’un escalier une femme en costume d’époque qui dit des prières. Les rares places assises sont prises d’assaut par les inquiets, et la lumière s’éteint. Nous nous retrouvons tous plongés dans le noir, les uns debouts à côté des autres, excités et légèrement anxieux en même temps, dans l’attente inavouable que quelqu’un nous dise quoi faire.
L’esclave affranchi finit par se suicider, et le seigneur, le seul qui réchappe au carnage, contemple avec désolation les méfaits de la cruauté du More, conséquence directe de sa propre cruauté. “Il ne le fera plus”, a-t-on envie de dire, mais c’est trop tard…
Et nous, nous ne savons pas si nous devons pleurer (de tristesse ou d’impuissance), hurler (de malaise ou de soulagement) ou rire (nerveusement ou de distance ironique). Alors nous applaudissons.