Portrait. Le bluesman de Chellah

Publié le 02 octobre 2009 par Madeinmorocco
Musicien éclectique, Majid Bekkas s’est fait une spécialité du métissage musical entre gnaoua, jazz et blues. Une marque de fabrique qu’il applique, depuis douze ans et en tant que directeur artistique, au Festival Jazz à Chellah. Rencontre.
Le soleil de juin illumine les vieux murs du Chellah à Rabat. Une équipe de techniciens s’affaire sur le site : dans quelques jours, le désormais traditionnel festival de jazz y prendra ses quartiers, plus exactement du 16 au 20 juin.


Un festival haut en couleurs, à l’image de son directeur artistique, côté marocain, qui tient le cap depuis la naissance de la manifestation, il y a douze ans aux Oudayas.

Guitariste classique de formation, converti à l’électrique dans les années 80 avec le groupe Youbadi (du nom d’un morceau gnaoui), Majid Bekkas s’est ensuite initié aux rythmes gnaoua et aux instruments berbères et a mêlé les musiques marocaines au flamenco et au jazz. De cet éclectisme naît une aisance égale au hajhouj, au oud ou à la guitare ; et une capacité de synthèse des rythmes et mélodies, qui font de lui l’un des musiciens marocains les plus doués de sa génération. L’artiste a même participé à une dizaine de disques distribués en Europe, dont quatre à son nom. Et si peu le savent, c’est parce que Bekkas préfère évoluer dans la discrétion, loin des projecteurs, bâtissant patiemment son œuvre. Son fauteuil de chef d’orchestre d’un “petit” mais néanmoins ambitieux festival (moins de 1,5 million de dirhams de budget) lui sied à merveille. Il en a naturellement fait une passerelle entre des musiciens marocains et leurs homologues européens.

Flamenco, gnaoua, jazz...
Fils d’une famille originaire de Zagora, Majid Bekkas est né au quartier Tabriket à Salé, où les musiques du désert, les rythmes Aqallal ou Rouqba, ont bercé son enfance. “J’ai acheté mon premier guembri en 1974, avant d’être initié par le maâlem Ba Hoummane, se souvient l’artiste. À l’époque, les Gnaoua se réunissaient chaque lundi à la kasbah de Sidi Moussa. Mais aujourd’hui, cette tradition s’est malheureusement éteinte”. Après avoir enseigné au Conservatoire de Rabat et travaillé au ministère de la Culture pendant 24 ans, l’homme a décidé de se consacrer exclusivement à son art. “Je viens tout juste d’arrêter. J’ai pris un DVD pour débuter ma carrière pour de vrai”, s’amuse-t-il. Pourtant, l’homme a derrière lui un long périple musical, le long duquel il a revisité le patrimoine des musiques marocaines. Un chemin tracé par un seul disque produit au Maroc (Soudaniye, en 1990) et une dizaine sortis en Europe. Certains comportaient des rencontres avec les guitaristes espagnols Juan Carmona et Pedro Soler, perpétuant la tradition arabo-andalouse, ou encore avec la chanteuse israélienne Sarah Alexander (Ya Salam) ou Hasna El Becharia, femme gnaouie du sud-ouest algérien. L’homme a aussi ses disques “à lui”, dont African Gnaoua Blues (2001), un manifeste maghrébin en musiques, et Mogador (2004), qui invitait notamment le trompettiste italien Flavio Boltro. Kalimba, le petit dernier, sorti récemment en Allemagne et annoncé pour la rentrée en France (suivi d’un concert au Théâtre de la Ville, à Paris), le voit même emprunter au patrimoine africain ce piano à pouces et à lamelles de métal qui donne son titre à l’album, en trio avec le pianiste allemand Joachim Kühn et le batteur espagnol Ramon Lopez. “C’est juste une nouvelle étape. Mêler le rebab aux rythmes gnaoua, ce n’est pas surprenant pour moi. Cet instrument est très présent dans les musiques maliennes par exemple”, précise le maître.

Chellah, antre du jazz
Autour de lui ce jour-là, ceux qui font le Festival Jazz au Chellah s’affairent. Il y a là Karim Soussan, jeune saxophoniste franco-marocain qui présentait son répertoire en quartet (avec oud, basse et batterie). “Il y a bien sûr une touche marocaine dans ce que je fais, mais cela reste du jazz, avec aussi des influences rock ou contemporaines”. Parmi ses mentors, Steve Coleman, John Zorn ou John Lurie et ses Lounge Lizards. “La plupart des jeunes musiciens vivent à l’étranger, comme Mehdi Bennani, Khalid Cohen, Oussama Chraïbi, Abdelhay Bennani ou Hamid Behri, fait remarquer Majid Bekkas, mais il y a aussi de bons artistes ici : Issam Chabaâ, Tariq Hillal, Hsina... ou les frères Souissi, des vieux guerriers comme moi”, s’amuse-t-il. Il reprend aussitôt son sérieux pour déplorer le manque d’espaces d’expression pour le jazz au Maroc : “Il n’y a pas vraiment de clubs et le peu de festivals qui existent préfèrent inviter des musiciens connus. Du coup, on ne donne pas tellement d’occasions aux talents locaux et il n’y a toujours pas d’enseignement académique du jazz au Maroc”. D’où la raison d’être de Jazz au Chellah.

Un Festival qui a choisi pour cadre un espace historique, à l’image d’un Jazz à Vienne, toutes proportions gardées.Ce que ne démentira pas Habib Achour, un ancien du mythique label Blue Note Records et nouveau directeur artistique du Festival, aux côtés de Majid Bekkas. Pas plus que les gardiens du temple que sont le maâlem Mohamed Chaouki, ses frères et ses neveux, qui forment la troupe des Ouled El Abdi, originaires du quartier Youssoufia.Ils sont là, aux portes du Chellah, depuis bientôt 40 ans, accueillant les visiteurs, vendant les tambours et les habits des Gnaoua. À l’ombre des vieilles pierres, se dresse leur petite table de fortune, encombrée d’une théière, quelques restes de grillades et une pipe traditionnelle, le sebsi… “Ma grand-mère venait de Tombouctou. Et j’ai été l’un des premiers Gnaoua du Palais”, rappelle fièrement le maâlem Chaouki, 64 ans, qui fut aussi le premier à jouer sur des scènes en Europe, où il a effectué une quinzaine de tournées. Il a ainsi accompagné Randy Weston voici une dizaine d’années, au Palais Tazi, et affirme même avoir joué avec Jimi Hendrix dans les années 60. Au sourire dubitatif de ses interlocuteurs, le maâlem répond par un froncement de sourcils.

Un festival de rencontres
Samedi 15 juin, sa troupe et lui montaient sur scène pour une fusion avec le poète et slammeur Anthony Joseph. Originaire de Trinidad et installé à Londres, ce dernier est l’une des révélations de l’année en Europe, avec une musique pointue, un “spoken word” inspiré de ses recueils de poésie et soutenu par des rythmes caribéens. Sa rencontre avec le maâlem gnaoui, retour aux sources des rythmes africains, pourrait bien se poursuivre sur le Vieux Continent.

Le lendemain, le quartet de Karim Soussan recevait le renfort du pianiste portugais Bernardo Sasseti. Lundi, c’était au tour de l’un des porteurs de la vague “électro-jazz”, Erik Truffaz, de monter sur scène, épaulé par le violoniste marocain Abdellah El Miry. Des rencontres parfois insolites, toujours transcendantes, que l’on doit à Majid Bekkas et Habib Achour.

Aujourd’hui tout le monde se proclame maâlem, s’insurge pourtant Mohamed Chaouki. Mais Majid Bekkas n’est pas de ceux-là. Il a le sang et le cœur des Gnaoua, il nous connaît”. Bekkas corrige : “Je ne suis pas un fils de Gnaoui, je ne participe pas aux soirées sacrées, mais j’ai sans doute quelques souches communes avec eux”. À Jazz au Chellah, depuis une douzaine d’années, Majid Bekkas est le lien naturel entre les dépositaires des musiques ancestrales du Maroc et les invités qui défilent sur scène. Sa musique est une passerelle entre différentes cultures, différentes générations, entre l’Afrique et l’Europe. Cette année, il ne se produisait pas au Festival. Il était là pour écouter et vivre la musique des autres. Un autre talent, et pas le moindre, de Majid Bekkas.

Telquel