C’est une situation particulièrement énervante, d’autant plus qu’en 1h15, on est passé de “on plaide” à “on plaide plus”, puis “finalement on plaide”, “mais en fait non”, “mais quand même peut-être” … et finalement non.
Tout cela m’a “permis” de rentrer dans mon dossier, d’en ressortir, d’y re-rentrer en une dizaine de minutes, avec une barre au milieu du front et une méchante ride entre les deux yeux … pour finalement en ressortir, après la traditionnelle montée d’adrénaline au moment où le président du Tribunal dit “Maître, vous assistez M. x ?” … et où vous comprenez vraiment ce qu’être avocat signifie … montée d’adrénaline que j’aime de plus en plus, soit dit en passant, ce qui confirme une idée déjà ancienne que j’ai et selon laquelle c’est en faisant du pénal que je deviendrai l’avocat (et l’homme) que je veux être.
Au moment où j’ai ressenti cela, j’ai pensé à mon premier maître, celui qui dont j’ai le portrait sur mon bureau. J’ai aussi pensé à Robert Badinter et à ce qu’il a dû ressentir lorsqu’il a plaidé contre la peine de mort au procès de Patrick Henry. Toutes proportions gardées, il y a quelque chose d’extraordinaire dans ce moment là, qui fait que le métier d’avocat est un métier fantastique.
Le serment que j’ai prêté il y a maintenant plus de 6 ans et demi (et dont le seul souvenir, hormis la paire de gants blancs qu’on a tous dû acheter pour la prestation de serment, qu’on ne mettra qu’une seule fois dans notre carrière, et encore, UN SEUL gant, parce que la main droite, avec laquelle on prête le serment, ne doit pas être gantée …et dont le seul souvenir est la poignée de mains de mon premier maître et ses félicitations …) dit :
“Je jure comme avocat d’exercer mes fonctions avec dignité, conscience, indépendance, probité et humanité.”
Chacun des mots de ce serment a une force immense pour moi.
Dignité, parce que je suis avocat et que la robe que je porte m’impose de toujours garder la tête haute.
Conscience, parce que ce sont les valeurs auxquelles je crois qui me guideront toujours.
Indépendance, parce que la solitude de l’avocat lui permet également de faire ce qu’il veut …
Probité, parce que tous les moyens ne sont pas bons pour gagner.
Humanité, parce que … je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.
Hier, juste avant d’aller plaider (enfin … c’est ce que je croyais à ce moment-là …), deux élèves de 3ème sont venus me poser des questions sur mon métier.
Après les traditionnelles questions sur la durée des études (“ah ouais, bac+6 quand même … y a pas un BEP d’avocat ?…“), sur le temps de travail (”40 heures minimum ??? mais pendant un mois, non ?“) ou sur mes vacances (”même pas 4 semaines ??? non non non …“), ils m’ont posé l’une des questions prétexte à la démagogie la plus pitoyable : “comment vous faites pour défendre des criminels que vous savez coupables ou qui ont fait des trucs affreux comme violer ou tuer des enfants?”
J’ai essayé de leur expliquer que mon rôle n’est pas de défendre ce que mon client a fait, mais juste de défendre mon client.
Je pourrais dire que je défends sa vérité, mais je trouve cette expression imbécile et vide de sens.
Selon le dossier, je défends une position juridique, ou je tente d’expliquer ce qui a pu amener mon client à faire ce qu’il a fait.
Par exemple, mon dossier de jeudi concernait une affaire d’agression sexuelle. J’avais prévu de plaider une relaxe, parce que je suis pratiquement certain que mon client n’a pas commis ce qui lui est reproché. Et j’en suis convaincu à un point tel, que, pour une fois, j’aurais plaidé le dossier sans notes et sans conducteur …
Il y a un peu moins d’un an, j’avais plaidé une autre affaire de moeurs, mais cette fois-ci, je savais que mon client était coupable (il avait reconnu les faits …).
Je me suis demandé un bref instant si j’allais pouvoir le défendre, parce que ce qu’il avait fait me dégoutait. Cette interrogation n’a pas duré très longtemps, parce que je me suis dit que c’était une sorte de challenge de le défendre.
Je n’ai jamais regretté cette décision, bien que cette audience ait été l’une des plus difficiles de ma (jeune) carrière.
Pour la première fois, j’ai ressenti ce que signifiait vraiment la solitude de l’avocat : lorsque je me suis levé pour prendre la parole, après l”interrogatoire du prévenu par le Président, la déposition très émouvante de la victime, après la plaidoirie de la partie civile et après les réquisitions du Procureur … j’ai ressenti une solitude d’une intensité telle que je ne n’en avais jamais connue.
Mon client avait été lamentable de connerie et de suffisance lors de l’interrogatoire, la victime avait ému tout le Tribunal (et moi aussi …), mon client s’était fait laminer par l’avocat de la partie civile et le Proc, en gardant son air détaché qui me donnait envie de le claquer … et j’allais plaider une relaxe sur un point purement juridique, tenant au fait que je considérais que l’infraction n’était pas constituée. Pour faire simple, une infraction, pour pouvoir être sanctionnée par un tribunal, doit présenter un certain nombre de caractéristiques énumérées par la loi. En l’espèce, je considérais que ça n’était pas le cas.
Je me suis donc levé … j’ai senti tous les regards sur moi et avec ça, une forme de pression morale, une forme de réprobation a priori pour ce que j’allais dire … et je me suis senti Avocat.
J’ai plaidé de la manière la plus douce possible, parce que je voulais par dessus tout éviter à la victime de penser que je pouvais nier sa souffrance.
Après avoir plaidé, je me suis senti très mal, parce que je savais que je risquais d’obtenir une relaxe, ce qui aurait eu des conséquences très mauvaises pour la victime … c’était une situation très difficile à gérer, parce que je savais que j’avais raison sur le droit, mais moralement, une condamnation n’aurait pas été honteuse.
Puis, je me suis souvenu de ce que j’avais dit en plaidant : ce que mon client avait fait était imbécile (pas des attouchements, heureusement, mais des “propositions” complètement connes), moralement répréhensible … mais un tribunal n’est pas là pour venger les victimes ou pour sanctionner un comportement au nom de je ne sais quel ordre moral … mais pour appliquer le droit.
C’est une notion difficile à comprendre, mais qui est pourtant essentielle. L’ordre moral est quelque chose de très dangereux lorsqu’il s’agit de justice. Il conduit par exemple aux déclarations actuelles du ministre de l’intérieur ou aux éructations du nain présidentiel (qui est pourtant censé avoir été avocat …).
Le droit, lorsqu’il est appliqué, constitue une protection contre l’arbitraire, contre l’injustice et contre les dangers de la vindicte populaire … Il découle d’une certaine vision de la justice, d’une certaine vision de l’homme. D’une certaine exigence, même.
Vision et exigence qui ont conduit l’un de mes Confrères pour qui j’ai un respect et une admiration sans borne (et j’ai les larmes aux yeux en écrivant cela) à dire, un certain 9 octobre 1981 …
“J’ai l’honneur, au nom du Gouvernement de la République, de demander à l’Assemblée nationale l’abolition de la peine de mort en France.“
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