Selon le classement mensuel des 20 meilleurs joueurs du monde, plus de la moitié d'entre eux proviennent de Russie ou d'une autre république de l'Ex-URSS.
Il faut d'abord savoir que les soviétiques ont subventionné ce jeu. Il y a longtemps que ce sport intellectuel est populaire en Russie — on dit même que le tsar Ivan IV est décédé au milieu d'une partie, en 1584. Les échecs furent introduits en Russie vers le XVIIe siècle, acheminés le long des routes commerciales qui partaient de Perse et d'Inde. A mesure de l'évolution du jeu, la Russie développa des règles particulières: au XVIIIe siècle, par exemple, la reine pouvait se déplacer à la manière d'un cavalier (par un saut en L) en plus de ses mouvements latéraux et diagonaux classiques. Ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle, lorsque les premiers tournois furent organisés, que la version moderne du jeu commença à s'imposer et à se répandre. Après l'arrivée au pouvoir des bolchéviques, en 1917, l'affrontement entre les armées blanches et noires est devenu le sport national de l'Union soviétique. Peu après la révolution, Nikolaï Krylenko, le commandant en chef de l'armée soviétique sous Lénine, a jeté les bases d'un système de subventions publiques destinées aux professionnels de l'échiquier: il a fait ouvrir des écoles, organisé des tournois et fait de ce jeu un moyen d'asseoir le leadership international de l'URSS.
Le premier tournoi d'échecs sponsorisé par l'Etat fut organisé à Moscou en 1921. Six ans plus tard, le prodige Alexandre Alekhine était le premier Russe à remporter un tournoi international. En 1934, 500.000 amateurs d'échecs s'étaient inscrits au programme de l'État. En 1948, Mickaïl Botvinnik accéda au titre de champion du monde; sa grande victoire marqua le début d'une longue domination soviétique (interrompue par Bobby Fischer pendant quatre petites années) qui dura jusqu'à la chute du bloc de l'Est.
L'Union soviétique semblait avoir un penchant naturel pour les échecs. D'une part, de nombreux intellectuels et leaders communistes s'étaient pris de passion pour les 64 cases bicolores. Lénine était un joueur redoutable même si, selon l'auteur russe Maxime Gorki, il se fâchait quand on le battait. On raconte par ailleurs que Léon Trotski allait jouer à Paris et à Vienne. Quant à Staline, il tenait tellement à sa réputation de maître des échecs qu'il a fait beaucoup de bruit autour d'une partie fictive dans laquelle il prétendait avoir battu un fidèle de son parti, le futur chef de la police secrète Nikolaï Ezhov. (Qui fut ensuite exécuté par le « Petit père des peuples ».)
D'autre part, les soviétiques ont toujours considéré que les échecs incarnaient leurs idéaux révolutionnaires. Ce jeu de stratégie permettait à l'URSS de faire valoir son patrimoine intellectuel national. C'était, en outre, un loisir bon marché et accessible à tout le monde. Et aux yeux des dirigeants du bloc communiste, sa dynamique de va-et-vient reflétait la conception dialectique de l'histoire, qui se trouve au cœur du marxisme. L'ironie induite par la manipulation de reines et de rois, symboles de l'impérialisme, n'avait aucune importance.
Aux échecs, les Russes ont ainsi bâti une réputation de réflexion collective. On forçait parfois des concurrents à faire exprès de perdre dans les tournois pour laisser la place à de meilleurs joueurs. Au fameux match qui opposa Bobby Fischer à Boris Spassky en 1972, des dizaines de grands maîtres soviétiques se regroupaient également pendant les pauses pour discuter et prévoir le prochain coup de Spassky. Fisher, lui, n'avait qu'un seul assistant.
Bien qu'ils ne bénéficient plus du même soutien de étatique que par le passé, les échecs demeurent un jeu
très populaire en Europe de l'Est. Pour preuve, Garry Kasparov, l'ancien champion du monde, est aujourd'hui un membre de l'opposition russe.
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