Impressionnante lecture de Jean-Louis Giovannoni, hier soir,
à la Librairie Le Divan, rue de la Convention à Paris.
Lecture bien construite avec une introduction par Gisèle Berkman (directrice de
programme au Collège International de Philosophie et spécialiste des écritures
de la pensée, du xviiie
au xxe siècle – tout ceci
évidemment très significatif dans le contexte de cette lecture), puis une
lecture par le poète, un court débat entre lui et Gisèle Berkman et de nouveau
une lecture.
Cette rencontre avait lieu à l’occasion d’une triple parution dont Poezibao a déjà beaucoup parlé : un
recueil chez Lettres Vives comportant quatre textes introuvables de
Jean-Louis Giovannoni, Ce Lieu que
les pierres regardent(1984),Variations à partir d’une phrase de
Hölderlin(1989),Pas Japonais(1991) et L’Invention de l’espace(1992), préface de Gisèle Berkman ;
une réédition également aux Éditions fissile, Garder
le mort et enfin à l’Atelier des Grames, T’es
où ? Je te vois !
Gisèle Berkman bat d’emblée en brèche l’idée qu’il y aurait eu une rupture dans
l’œuvre de Jean-Louis Giovannoni et que ses livres récents, avec leur
hybridation, la démultiplication des voix, le recours à une gamme étendue de
registres, seraient très éloignés des premiers textes, comme ce Garder le mort. Elle discerne dès ces
premiers écrits publiés, cette même voix qui aujourd’hui propose (proposer, proposition, deux termes auxquels elle va recourir constamment),
qui suggère, qui inventorie, qui décante. Elle souligne au passage la beauté
des titres du poète et leur « puissance germinative ». Partout elle
retrouve cette « dramaturgie de l’interne », l’ici en deux, la
scission interne, le chant de l’impossible dedans, auquel J.-L. Giovannoni
tente de « faire rendre gorge ». Les textes s’articulent autour des
termes intérieur / corps / absence : « on ne caresse jamais / l’intérieur
d’un corps » est-il écrit dans Garder
le mort. Dès cette première période, la poésie est fondée sur la motricité
du mot, son coefficient d’intensité et « tout poème fait des gestes ;
ils émettent et font des propositions ». Il s’agit de mouvoir, émouvoir,
sentir, parler, bouger. Gisèle Berkman pointe aussi trois thématiques : il
y a ces propositions qui sont émises,
il y a la question de la position et du
lieu qui est interrogée et enfin très présentes, les variations, dans un mouvement jubilatoire de la reprise. La voix du
poète est « très singulière, in-localisable, ni lyrique, ni littérale ».
Jean-Louis Giovannoni donne alors lecture intégrale de ce texte très dur et
impressionnant qu’est Garder le mort,
un texte dont il parlera à la fin de la rencontre pour dire qu’il l’a écrit
alors qu’il était devant un « désastre », la disparition de sa mère. Mais
rien ici d’un thrène ou d’une élégie ! « Il fait noir / au milieu de
la viande », écrit-il dans ce texte de 1974, ou bien « On imagine
bien / la mort / commencer par l’anus », ou bien encore « Dans le
fond des membres / il y a des moignons //Ils attendent/d’être révélés ».
Une écriture donc qui se confronte à la réalité matérielle, la plus brute, la plus
physique, de la mort. Un texte lu de façon très forte par le poète. Prenante au vrai sens du mot, qui vous prend.
Viennent ensuite des extraits de Ce lieu
que les pierres regardent, 1984, dix ans plus tard, « toujours la
surface des mots / et jamais le mot qui emporte », alors que « notre
réalité est faite de mots / qui se taisent ». Extraits encore, cette fois
de Pas Japonais, de 1991, « notre
regard, nos mots sont exactement / ce qu’il faut retirer aux choses / pour qu’elles
apparaissent ». Et enfin pour clore cette première partie, le début de L’Invention de l’espace, qui date de
1992 : « aucun corps / n’a droit / au corps de ce qu’il n’est pas. »
Lors d’une courte discussion, la question de la lecture à haute voix est évoquée
en premier lieu, et J.-L. Giovannoni raconte comme il a trouvé son actuelle
façon de lire, non pas à ses tout débuts de lecteur de sa poésie, mais plus
tard, après avoir travaillé avec une chorégraphe, qui lui a permis de « découvrir
la voix qu’il cachait ». Qu’il y a dans l’écriture comme dans la lecture
un même travail sur les intensités et les
charges à l’intérieur du texte. Il va surtout développer l’idée de la
tension entre l’interne et l’espace, perçu aussi comme espace de dégagement car
« l’interne n’a pas de lieu ». Il y a une perpétuelle relance, aucune
position stable n’est possible. Et d’évoquer alors son univers professionnel,
qui est celui de la psychiatrie, pour expliquer que souvent chez le malade
mental, il n’y a pas de point d’appui. L’écriture est une tentative de trouver « un
lieu où ça s’appuie, où je peux m’appuyer et ça n’existe que dans le mouvement
psychique ». Mais en même temps, « toute chose posée, si elle n’est
pas réanimée, s’enkyste ou pire, devient évidente ». Et c’est là pour lui
précisément le travail d’un poète : relancer les mots usés, l’évidence,
leur redonner pulpe, chair, mouvement, « réanimer les corps mourants des
mots ». Gisèle Berkman souligne à quel point ces textes « touchent à
la pensée, mettent en jeu quelque chose de très pensif », elle évoque les
deux « traités » écrits par le poète, Le Traité de physique parantale (à propos de Jean-Luc Parant) et Le Traité de la toile cirée, mais constate
qu’il n’y a là en rien un corps de doctrine. Jean-Louis Giovannoni explique qu’en
effet ce qui le retient chez les philosophes qu’il lit, c’est la « vitesse
de propulsion du concept » et ce qu’ils provoquent en lui.
La dernière partie de la rencontre sera dévolue à la lecture intégrale du texte
Variations à partir d’une phrase de
Friedrich Hölderlin. Cette phrase, la voici : « Tout est un
intérieur / et pourtant sépare ». Jean-Louis Giovannoni, qui est fin connaisseur
de musique, explique le principe de la variation sur un thème« je te le perds et en même temps je te
le garde » (la dimension d’humour n’est pas absente de cet univers très
sombre, comme quelqu’un le soulignera à la fin de la rencontre !). Il
insiste aussi sur la notion de mobilité constante du psychisme. Il livrera enfin
quelques considérations sur sa façon de travailler : il trouve d’abord le
titre, qui est à la fois « un système d’arrimage, une rambarde et en même
temps ce qui va le propulser », comme le fit en son temps la phrase d’Hölderlin.
Il laisse « faire les mots, les intensités qui se mettent en place ».
Il faut, dit-il, « s’autoriser » à laisser parler les voix, jusqu’à
la peur si c’est nécessaire. A propos de son livre Traité de la toile cirée, il dira qu’il trouvait ce texte « ignoble »,
qu’il aurait eu besoin de Primpéran tandis
qu’il l’écrivait et qu’il a mis des années à le supporter. Qu’avec ce livre, il
a « ouvert les vannes » et que « ça s’est emballé » : « soulever
l’évidence et ce qui la fonde, ça risque d’attaquer l’unité ».
Contribution et photos de Florence Trocmé
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