Dans trois lieux différents de ce Printemps de Septembre (jusqu’au 18 octobre), le commissaire, Christian Bernard, a choisi de présenter dans un espace réduit, les travaux de quatre artistes et ce sont à chaque fois des confrontations intéressantes, qu’il s’agisse d’artistes confirmés, de trentenaires ou d’étudiants des Beaux-arts.
À l’arrière de l’Espace Croix-Baragnon sont réunis quatre artistes un peu négligés par l’histoire, un peu en marge, l’un, le Britannique Tony Morgan, parce qu’il ne souhaitait pas entrer dans les circuits du monde de l’art, et les trois autres parce que, travaillant en Europe de l’Est sous les régimes communistes, ils n’avaient guère accès aux ressources occidentales, ni la possibilité de réellement faire connaître leur travail. Tous sont le propre sujet de leur travail et c’est ce qui rend cette réunion fructueuse. Le Tchèque Jiri Kovanda faisait des performances furtives et absurdes dans les rues de Prague (heurter les passants, fixer quelqu’un dans les yeux, marcher les bras levés), dont rien ne pouvait indiquer la substance artistique, sinon l’intention de l’auteur et la documentation sommaire qu’il en faisait ; mais la série même de ces actions témoigne d’une marginalité résistante pendant ces années de plomb (I play marbles, always placing my hand between the hole and the marble, 19 mai 1977). Le Slovaque Jùlius Koller, récemment disparu, jouait aussi avec les failles du système, glissant ces actions anti-happening dans les interstices de liberté qu’il pouvait trouver. Si la Hongroise Klara Kuchta semble s’évader de la lourde réalité grâce à une obsession capillaire moins convaincante, la vidéo de Tony Morgan filmant Robert Filliou endormi sur le macadam est un petit poème d’absurdité improductive de toute beauté.
Dans les étages de l’École des Beaux-arts, au bout d’un couloir un peu glauque sur lequel donnent les portes marron des salles de classe, on ouvre une de ces portes pour se retrouver face à une autre porte identique, puis à une autre, puis dans une salle dont les quatre côtés sont identiquement garnis d’une porte toujours identique, et ainsi de suite dans ce labyrinthe de toutes petites pièces. C’est ainsi qu’on accède à l’exposition de quatre étudiants de 4ème année que Christian Bernard a sélectionnés pour cette exposition. Cette expérience introductive d’enfermement, de passage, de désorientation confuse, mais aussi de choix constant, de perception aiguisée, est due à Kirill Ukolov, un jeune Russe qui marie ici expérience performative du spectateur et travail conceptuel. L’intéressant ici (et ce n’est pas aisé) est la manière dont les œuvres des quatre artistes interagissent entre elles. Celle d’Ukolov donne accès aux autres, en est le passage obligé, initiatique. On accède alors à une salle en partie occupée par la structure du labyrinthe à portes et où cohabitent une pièce sonore de Camille Gasnier, basée sur des samplings de programmes radiophoniques et cinq téléviseurs où sont projetées en boucle 48 courtes séquences de la vie d’une jeune femme, pièce titrée ‘Mettre la radio de temps en temps’ de l’Allemande Cindy Cordt. Vêtue d’une robe jaune, dans un décor avec table rouge, murs blancs, lit marron et balcon, elle accomplit ad absurdum de petits gestes de la vie quotidienne qu’elle détourne habilement pour en épuiser le sens commun : coller, couper, ranger, manger deviennent des exploits, des aventures, et autant de haïkus visuels. Mon préféré la montre feuilletant un énorme livre et en marquant les pages avec des sous-vêtements : refermé, le livre garde-robe devient un objet hybride, monstrueux et onirique ; quel peut bien en être le titre ? Au fond une vidéo nocturne de Camille Gasnier joue avec la lumière des réverbères dans un travelling incessant.
Enfin, au Lieu Commun, ce sont quatre artistes déjà un peu connues qui présentent leur travail dans un lieu trop petit pour toutes ces pièces. Certes, trois des artistes montrent des pièces sur la lecture, l’alphabet et les signes linguistiques : Estefania Peñafiel recouvre de suie des pages de livres, ne laissant apparaître que quelques phrases énigmatiques (Sous ratures, mur du fond), Julie Darribère produit des lettres concaténées et d’autres fusionnant majuscules et minuscules : Méduscules sur le mur à droite, et Eventrés sur la table, et, plus loin, Thu Van Tran présente la transcription linguistique de la traduction en vietnamien du livre Monolinguisme de l’Autre de Jacques Derrida. Mais, dans l’ensemble, la cohérence visuelle entre les pièces est moindre, même si toutes se réfèrent aux ‘désordres de la mémoire’. Si Audrey Cottin recrée à grande échelle le souvenir d’une pièce de John Armleder créée ici même l’an dernier et égrène le nombre de jours nous séparant du (vrai) printemps, Thu Van Tran et Estefania Peñafiel explorent une mémoire plus politique et historique. La seconde présente surtout une spectaculaire installation (inphotographiable) où, dans le noir le plus total, des images satellitaires de plus en plus rapprochées du Centre de Rétention des Sans-Papiers de Vincennes s’impriment sur notre rétine par le biais d’un écran photosensible au sol ; les images de cette ‘ville invisible’ se superposent dans notre vision ainsi perturbée, la confusion s’installe sur ce que nous voyons réellement et ce qui est souvenir, comme une hallucination. Travaillant sur les traces, elle montre aussi le moulage fragile et délité d’un socle de guillotine (empreinte prise devant l’ancienne prison de la Roquette) et poursuit ce thème avec une diapositive-guillotine, titrée ‘Comme un carré de ciel bleu’, d’après un texte de Jean-Marc Rouillan. En contrepoint de ce travail très politique, Thu Van Tran interroge l’histoire coloniale de son pays d’origine, dont la langue fut dotée par les missionnaires d’un alphabet latinisé, pays où Missionnaire et Annamite se sont opposés (à côté de la confrontation de ces deux masses de tissu, la même pièce traduit aussi en lettres et en couleurs cette opposition), pays où l’hévéa ‘une graine mi-colon, mi-bon’, fut à la fois une source de richesse et un instrument colonial de captation de ces richesses: elle tente la greffe impossible de plants d’hévéa sur de massives poutres en chêne. Cet écart entre ses deux cultures est remarquablement rendu par la force de ses installations.
Sans attendre mes billets suivants, notez dans vos agendas la soirée du 10 octobre au Musée des Augustins pour la Nuit des Tableaux Vivants, avec, entre autres, des recréations de compositions d’Edouard Levé, d’Ulla von Brandenburg, de Denis Savary et (une première qui promet d’être corsée !) de Catherine Robbe-Grillet. Hélas, je ne peux y aller; si l’un de vous veut chroniquer cette nuit-là, il ou elle est le bienvenu(e).
Photos 2 et 3 courtoisie des artistes; photos 4 et 5 de l’auteur.