C’est une évidence de marins: la Méditerranée peut être le cadre de tempêtes spectaculaires. De fait, la route maritime qui relie Nice à Lisbonne se sera révélée parsemée d’écueils et malmenée par les vents, faisant courir au projet européen des risques d’échouage voire de naufrage !
Pourquoi tous ces tourments et cette pénible Odyssée ? Pour deux raisons majeures, qui, au fond, sont bien plus psychologiques que techniques…
- Tout d’abord, les grandes organisations sont toujours réfractaires au changement ; aussi n’est-il pas vraiment surprenant qu’un assemblage multiculturel où l’on parle 23 langues et dont le nombre de membres a plus que quadruplé en 50 ans renâcle à réformer ses structures. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de la situation, beaucoup conviennent que le « costume institutionnel » craque nettement aux entournures et a singulièrement besoin d’être rafraîchi !
- Deuxième source de malaise : le verdict des citoyens. Dans la mesure où la pédagogie européenne est toujours aussi négligée – en règle générale – par les élus politiques, les fonctionnaires spécialisés (qui peuvent être par ailleurs des techniciens compétents), les enseignants ou encore les journalistes, toujours plus enclins à relayer les crises (forcément sonores) plutôt que les succès (bien souvent discrets), le citoyen, qui ne vit souvent l’Europe qu’au travers de tels prismes, se trouve bien démuni lorsque l’on sollicite, pour une fois, son avis.
Les campagnes référendaires sont, pour beaucoup, l’occasion d’en découdre avec leur gouvernement. Elles permettent aussi, dans ces moments où la liberté d’expression pourrait être bien mieux mise à profit, de propager les idées les plus incongrues. La verte et paisible Irlande n’a pas échappé à la règle : beaucoup se sont émus par exemple d’un soi-disant projet européen qui viserait à faire interner d’office les personnes âgées invalides ou dépendantes !
Craignant pour leur avenir, soucieux de préserver leur singularité et leur indépendance, les Irlandais sont encore aujourd’hui très partagés. Une courte victoire du « Non » ne saurait être totalement écartée bien que le “oui” soit dominant dans les derniers sondages. Il est d’ailleurs symptomatique que le Secrétaire d’Etat français aux Affaires européennes P. Lellouche préfère par avance conjurer le sort en annonçant que, « Quoi qu’il arrive, l’Europe avancera, nous n’avons pas le choix ! ».
Au-delà des citoyens, qu’en pensent les entreprises…qui sont toutes faites de citoyens, regroupés, autour d’un projet de développement ? Lisbonne, à vrai dire, ne changera pas profondément leur vie. Les principes de concurrence libre et non faussée restent dans le cœur de doctrine, même si les textes qui les consacrent migrent du Traité lui-même vers un protocole spécifique. Les services d’intérêt général voient leur rôle et leur statut clarifiés. En matière de recherche et de développement, Lisbonne est plus ambitieux que Nice. Le vrai souffle pourra venir de la réforme des mécanismes de régulation financière internationale et du renforcement de la zone Euro…mais ceci ne résulte pas de manière directe de l’application du Traité de Lisbonne.
En tout cas, en Irlande, les entreprises, petites ou grandes, considèrent, dans leur très grande majorité, que rejeter le traité une seconde fois aurait un impact négatif sur les affaires, après la période de crise qui n’a pas manqué d’ébranler fortement ce pays, « Dragon occidental » dont la flamme aujourd’hui est moins ardente que naguère. D’ailleurs de gros opérateurs locaux comme Ryanair ou Intel ont fortement investi en faveur du « Oui ».
La pression exercée sur les citoyens irlandais est donc extrêmement forte et les place dans une situation ô combien embarrassante, surtout que les Présidents polonais et tchèque, après moult palinodies, s’abritent derrière leur décision pour arrêter la leur.
Ceci dit, sommes-nous prêts en France à perdre des députés à Strasbourg, à ne plus avoir systématiquement un représentant national à la Commission européenne, à ne plus assurer de présidence du Conseil européen avant bien longtemps ou à voir certains sujets très typés comme l’agriculture passer sous le régime de la codécision ? Rien n’est moins sûr !
Du fait de la singularité de leur Constitution, les irlandais ont pris, à leur corps défendant, l’Europe en otage. Il ne faudrait pas que le pays du trèfle laisse cette Europe, déjà fragilisée, « sur le carreau » !