"L'ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche" Miguel de Cervantes. Roman. Garnier - Flammarion, 1969
Traduction de Louis Viardot.
" Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n'y a pas longtemps, un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. Un pot-au-feu, plus souvent de mouton que de bœuf, une vinaigrette presque tous les soirs, des abattis de bétail le samedi, le vendredi des lentilles, et le dimanche quelque pigeonneau outre l'ordinaire, consumaient les trois quarts de son revenu. Le reste se dépensait en un pourpoint de drap fin, des chausses de panne avec leurs pantoufles de même étoffe, pour les jours de fête, et un habit de la meilleure serge du pays, dont il se faisait honneur les jours de la semaine. [...]
Or, il faut savoir que cet hidalgo, dans les moments où il restait oisif, c'est-à-dire à peu près toute l'année, s'adonnait à lire des livres de chevalerie, avec tant de goût et de plaisir qu'il en oublia presque entièrement l'exercice de la chasse et l'administration de son bien. Sa curiosité et son extravagance arrivèrent à ce point qu'il vendit plusieurs arpents de bonnes terres à blé pour acheter des livres de chevalerie à lire. Aussi en amassa-t-il dans sa maison autant qu'il put s'en procurer. "
C'est ainsi que commencent les aventures de l'un des personnages les plus célèbres de la littérature occidentale, don Quichotte de la Manche, le chevalier de la Triste-Figure.
Lecteur compulsif, atteint d'une forme aigüe de bibliomanie, notre homme va peu à peu - comme chacun le sait - perdre le sens de la réalité et s'improviser chevalier errant, à l'image des héros de ses lectures tels que le Roland de l'Arioste ou encore Amadis de Gaule, qu'il considère comme le modèle et parangon du parfait chevalier.
Résolu à défendre la veuve et l'orphelin, l'hidalgo s'équipe d'une vieille armure rouillée et, juché sur un étique bidet qu'il aura auparavant baptisé du nom de Rossinante, le voilà parti sur les routes, au grand désespoir de sa gouvernante et de sa nièce, incapables de museler sa folie, malgré l'aide du curé et du barbier, amis de don Quichotte, eux aussi stupéfaits de cette étrange lubie.
Mais comme tout bon chevalier se doit d'avoir à son service un écuyer fidèle, don Quichotte va se choisir comme compagnon un paysan des environs : Sancho Panza.
Mais comme tout chevalier se doit également d'accomplir de hauts-faits en l'honneur d'une Dame, don Quichotte va mener ses exploits au nom de Dulcinée du Toboso, qui est en réalité une paysanne rustaude nommée Aldonza Lorenzo, qu'il n'a bien sûr jamais vue mais à qui il déclare amour et fidélité.
Parcourant les chemins du Royaume d'Espagne, nos deux compères vont rencontrer maintes aventures au cours desquelles don Quichotte prendra les auberges pour de somptueux châteaux et les servantes pour des princesses.
Les épisodes les plus célèbres restent bien sûr ceux où le chevalier de la Triste-Figure croit voir des géants en place de moulins à vent et confond deux troupeaux de moutons avec les armées du grand empereur Alifanfaron opposées à celles de Pentapolin, roi des Garamantes, tout cela sans oublier l'acquisition du légendaire armet de Mambrin, légendaire couvre-chef qui n'est en réalité qu'un plat à barbe!
S'insérant entre ces nombreuses et cocasses aventures, viennent se placer, s'intercalant dans le récit, d'autres histoires, narrées par des personnages de rencontre, digressions dont les plus importantes sont les aventures de Luscinde et Cardenio suivies par le récit du Curieux Malavisé et l'histoire du Captif.
Le rythme des aventures du chevalier de la Triste-Figure est également temporisé par les nombreux dialogues qu'entretiennent don Quichotte et Sancho Panza, passages savoureux dans lesquels les deux comparses devisent sur la question de la supériorité des armes et des lettres ou encore de la rémunération que doit un chevalier errant à son écuyer.
Dès sa publication, en 1605, " L'ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche " connut un succès phénoménal, au point que,quelques années plus tard, en 1614, parut une suite qui n'était pas de la main de Cervantes, œuvre apocryphe attribuée à un certain Alonso Fernández de Avelladena.
Afin de couper court à cette usurpation, Cervantes publia la deuxième partie de son roman en 1615, en ne manquant pas de s'en prendre, dès le prologue, à l'imposteur qui s'est emparé de ses personnages. Cervantes ira même jusqu'à faire mourir don Quichotte à la fin du second volume, afin d'empêcher toute nouvelle usurpation de son œuvre. Certains s'y essaieront pourtant, tels Filleau de Saint-Martin qui, en traduisant le roman, en modifiera la fin afin de redonner vie à don Quichotte, et Robert Challe qui publia en 1715 la " Continuation de l'histoire de l'admirable Don Quichotte de la Manche ".
Considéré au départ comme un roman comique, une parodie des romans de chevalerie, " Don Quichotte " fut perçu différemment par les lecteurs au cours des siècles suivants : on y vit une métaphore de l'opposition entre l'individu et la société, puis une critique sociale, un éloge de la folie et / ou de l'idéalisme, etc... Les interprétations de l'œuvre de Cervantes sont légion et les hypothèses émises à son sujet sont loin d'être taries.
On pourrait ainsi gloser à l'infini sur le " Quichotte", mais une chose reste sûre, le lecteur, émerveillé par la lecture du roman de Cervantes, n'oubliera pas de sitôt ces deux silhouettes - l'une, filiforme, dressée sur sa monture famélique, et l'autre, pansue et replète, juchée sur son âne - se profilant sur l'azur du ciel de la Mancha.
Don Quichotte dans sa bibliothèque - Illustration de Gustave Doré