Lucas : Est-ce que la défaite des partis de gauche vient du fait qu’ils ne considèrent pas la mondialisation comme une chance de moderniser le système mais comme un ennemi des acquis sociaux ?
Laurent Bouvet : Oui et non. Oui parce qu’ils n’ont pas pris en compte totalement les chances qu’offrait la mondialisation, en particulier aux pays du Sud, pour lesquels la mondialisation a permis de sortir du sous-développement. Non parce qu’il y a eu aussi de la part des partis de la gauche de gouvernement une adaptation à la mondialisation qu’on leur a beaucoup reprochée. Il est difficile de leur reprocher à la fois cette adaptation et de leur dire qu’ils ne se sont pas assez adaptés.
David_Miodownick : De quelle crise de la social-démocratie parle-t-on ?
Laurent Bouvet : La crise de la social-démocratie est une triple crise. La social-démocratie est en crise parce que, d’une certaine manière, elle a réalisé son projet historique, c’est-à-dire la mise en place de l’Etat-providence et d’une forme d’économie sociale de marché dans tous les pays où elle a exercé le pouvoir. Son programme est achevé historiquement. Elle a aussi réussi en ce qu’elle a survécu au communisme, qui était l’autre grande voie vers la réalisation du socialisme. Donc la social-démocratie ou le socialisme démocratique est le vainqueur du combat historique engagé après la Révolution de 1917 contre la version révolutionnaire du socialisme. Mais là aussi, la perte de cet ennemi intime a conduit la social-démocratie à se retrouver seule face au capitalisme et au libéralisme. Et la troisième crise de la social-démocratie, c’est qu’elle a échoué face au libéralisme et au capitalisme, soit parce qu’elle n’a pas su leur résister, soit parce qu’elle en a délibérément épousé les contours. C’est ce qu’on appelle le social-libéralisme. Donc la crise est profonde, elle n’est pas simplement conjoncturelle.
Jasmin : La gauche fonctionne un peu comme la tectonique des plaques : une partie (celle qui n’est qu’un gentil accompagnateur du libéralisme) se fond dans la droite et une autre partie resurgit à gauche. Si cette vue est juste, combien de temps, à votre avis, peut prendre l’arrivée d’une gauche à gauche ?
Laurent Bouvet : La gauche à gauche ou gauche de la gauche existe d’ores et déjà. Et elle a existé historiquement sous diverses formes. La question de la séparation de la gauche de gouvernement entre deux branches, une qui serait convertie au social-libéralisme et l’autre qui rejoindrait la gauche de la gauche, est un scénario tout à fait improbable. En effet, il continue d’y avoir de la place pour une gauche de gouvernement à gauche, qui s’oppose à une droite qui a elle-même durci son discours, notamment sur les questions de sécurité, même si cette droite a réussi à capter une partie des thématiques de la gauche du point de vue économique et social. Cette captation n’est qu’une stratégie de court terme, comme le montre aujourd’hui l’évolution des gouvernements de droite conservatrice en Europe, en France, et sans doute bientôt en Allemagne. La gauche de gouvernement a donc toujours un espace, à la condition qu’elle sache le reconstruire du point de vue du projet.
Damien : Die Linke en Allemagne et le Front de gauche-PCF-NPA en France, même combat ?
Laurent Bouvet : Oui, c’est au moins le désir des dirigeants du Front de gauche en France, notamment Jean-Luc Mélenchon. Sans doute aussi d’une partie des communistes français. Il n’est pas totalement sûr que ce soit la volonté du NPA, notamment d’Olivier Besancenot. Sur le fond, la situation française à la gauche de la gauche est beaucoup plus compliquée et diverse qu’en Allemagne, à la fois parce qu’il n’y a pas un leader comme peut l’être Oskar Lafontaine et parce que les composantes qu’il faudrait réunir pour former une sortie de Die Linke à la française sont issues de traditions très différentes : communistes, socialistes, trotskistes. Des traditions qui, de surcroît, ne peuvent continuer d’exister dans le système français qu’à la condition de présenter un candidat à l’élection présidentielle. Donc ces trois forces peuvent s’unir pour des élections locales, mais pas pour une élection majeure.
Joe : La droite est majoritaire en France, en Allemagne, en Italie. La gauche est mal engagée en Espagne et en Grande-Bretagne. La gauche sauve les meubles au Portugal et peut espérer revenir au pouvoir en Grèce. N’avez-vous pas l’impression que plus le pays est grand, plus la social-démocratie perd du terrain au profit de la droite ? Et plus le pays est petit, plus la gauche crée des bastions ? Des grands pays au centre du jeu mais à droite et des petits pays à la périphérie mais à gauche, un peu comme le pouvoir national à droite et les collectivités locales à gauche en France… ?
Laurent Bouvet : Pour confirmer votre vision du jeu politique européen, il faudra attendre de voir se vérifier ces tendances. Pour le moment, quelle que soit la taille du pays, la gauche de gouvernement ou social-démocratie perd du terrain, comme on l’a vu ce week-end en Allemagne et au Portugal. La présence au gouvernement peut masquer pendant un temps la perte de terrain dans l’opinion. Mais ce n’est qu’un délai supplémentaire accordé à des partis qui n’ont plus de réel potentiel électoral. On le voit aujourd’hui en particulier avec le Labour au Royaume-Uni. Au niveau européen, la droite domine parce qu’elle a su capter une partie importante du vote populaire. Elle a su le faire en “triangulant” les valeurs de la gauche : le travail, le modèle social familial, la nation, l’identité nationale… La reconquête pour les gauches européennes passe par la reconquête des couches populaires. A la fois sur le programme économique et social (quelle sortie de crise ?) et sur les valeurs, les mêmes que celles que la droite a réussi à capter. On peut appliquer peu ou prou ce raisonnement à l’ensemble des pays européens, comme au niveau de l’Union européenne elle-même. Quelle que soit la taille du pays.
David_Miodownick : Que pensez-vous du nihilisme de BHL, “pour battre la droite, il faut tuer la gauche” ? Une gauche droitisée, c’est peu ou prou, l’expérience du New Labour en Grande Bretagne : considérez-vous cette expérience, pour ne pas dire cette “greffe”, comme probante ?
Laurent Bouvet : Concernant BHL, je ne pense rien de son analyse politique. Il n’y a rien à en penser. L’expérience du New Labour en Grande-Bretagne a été contrastée. C’est à la fois une tentative de réunification, dans le contexte anglais, du socialisme et du libéralisme, avec des conséquences d’adaptation au modèle économique libéral (marché du travail…). Mais c’est aussi un investissement important dans les services publics (les hôpitaux, les écoles, les universités…), qui avaient été abandonnés par le gouvernement de droite pendant près de vingt ans. Il faut donc observer l’expérience blairiste avec soin et ne pas se laisser aveugler par la personnalité de Tony Blair, notamment par le Blair qui a suivi George W. Bush dans l’aventure irakienne.
David_Miodownick : Peut-on concilier régime démocratique, société décente et capitalisme avancé ?
Laurent Bouvet : Tout dépend de ce que l’on appelle “capitalisme avancé”. Régime démocratique et société décente vont bien ensemble. Mais si l’on veut concilier également ces deux termes avec le capitalisme, il faut que celui-ci soit très fortement encadré, régulé et ne soit pas un simple capitalisme de l’actionnaire, mais un capitalisme de “partenaires” (tous les acteurs de la vie économique et sociale).
Salengro : Après la défaite du SPD en Allemagne, la social-démocratie agonise… Comment voyez-vous la renaissance si renaissance il y a ? Par le Parti socialiste européen plus intégré et dépassant le seuil national des partis ? Par un mariage avec la gauche du PS ? Par le phénomène des coalitions du rouge à l’orange comme alternative à la droite ? Cela peut marcher un temps mais est-ce que cela peut suffire à structurer un projet global ?
Laurent Bouvet : La social-démocratie classique (projet historique, modèle économique et social, voie démocratique vers le socialisme) agonise, en effet. Elle est aujourd’hui dépassée. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour une gauche de gouvernement responsable et opposée à un modèle de droite conservatrice. Sur le plan politique, les deux choix fondamentaux qui se présentent à cette “nouvelle” social-démocratie sont : l’alliance à gauche ou l’alliance au centre. L’alliance à gauche sur le modèle allemand Die Linke risque d’être un peu juste électoralement, mais l’alliance au centre risque d’être difficile à mettre en place sans perdre une partie de l’électorat de gauche classique, qui reste attaché à la social-démocratie. C’est donc entre deux difficultés que les sociaux-démocrates devront choisir. Ils devront le faire au niveau européen, ensemble, car c’est la seule possibilité de trouver une issue à la crise actuelle. En l’état, le PSE n’est pas en mesure d’incarner cette social-démocratie nouvelle tant il reste traversé par des logiques nationales. On l’a vu encore à l’occasion de la réélection de Barroso à la tête de la Commission européenne. Elle s’est faite avec une partie des voix socialistes au Parlement européen. La possibilité de dépasser les contradictions nationales et de contrecarrer le risque d’une division entre aile gauche et aile droite de la social-démocratie tient sans doute à la fois à l’élaboration d’un projet de reconquête des couches populaires et à une conversion réelle et profonde au défi écologique.
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