Et ce livre m’a laissé une forte impression. Il met en scène Kambili, 15 ans, adolescente sérieuse comme une enfant, jeune fille modèle élevée dans l’adoration respectueuse d’un père érigé en icône de vertu : propriétaire d’usines de biscuits et de boissons, mais aussi du seul journal du pays qui ose s’opposer à la junte militaire arrivée au pouvoir à la faveur d’un coup d’Etat, c’est un notable généreux avec son entourage, un catholique fervent – « pur produit du colonialisme », disent certains –, soucieux d’éduquer ses deux enfants – Kambili et son frère Jaja, 17 ans – dans la foi de Dieu, la crainte de l’Enfer et le surpassement de soi. Un souci de droiture qui confine à la tyrannie.
De fait, si le « je » du roman est celui de la jeune fille, son point de vue reflète les schémas de pensée du père, omniprésent dans la vie de Kambili : œil qui la suit partout, sur les bancs du collège comme dans la concession du grand-père paternel, un « païen » sinon renié du moins boycotté par son fils pour avoir refusé d’épouser le christianisme et d’abandonner les rites traditionnels de leur ethnie, les Ibos.
Mais un évènement a priori anodin va lézarder l’emprise du père sur ses enfants. Kambili et Jaja partent séjourner quelques jours chez leur tante Ifeoma et ses trois enfants, des cousins qu’ils ne connaissent quasiment pas. Ils y découvrent une vie simple, sans chauffeur ni servante, sans sermon ni gueulante. Sans père aussi : le mari de « Tatie Ifeoma » est mort quelques années plus tôt dans un accident de la route. Les cousins de Kambili grandissent dans un climat de liberté où la jeune fille se sent perdue, désarçonnée, inadaptée. Sa bouche refuse de laisser s’échapper aucun son dans les conversations familiales animées où la répartie et le rire règnent en maîtres ; ses yeux voient son frère s’épanouir comme les fleurs d’hibiscus pour lesquelles il s’est pris de passion, passant le plus clair de ses journées à jardiner ; son cœur se met à battre, pour la première fois, pour un visiteur de la famille qu’il lui est interdit d’aimer, tandis que l’image du père se flétrit imperceptiblement dans sa tête.
Roman en trois actes – le dimanche des Rameaux, avant et après – et un épilogue, L’Hibiscus pourpre, on l’a compris, dénonce, avec beaucoup de subtilité, les abus du dogme – religieux – et les dangers de l’emprise d’une personne sur une autre – du père sur sa fille. C’est aussi un roman initiatique : la Kambili de la fin n’a plus rien de commun avec la jeune fille naïve des débuts. Sous la plume de Chimamanda Ngozi Adichie, on vit avec elle les bouleversements existentiels qui s’opèrent avec plus ou moins de brutalité : l’écriture de la romancière, sensible et émouvante, nous mène au plus près du ressenti de l’adolescente… avec bien trop de précision, de nuance, de complexité et de talent pour que le texte vire à la littérature adolescente, justement.
Enfin, le tableau ne serait pas complet si je ne mentionnais pas, en arrière-plan, la description tout en finesse de la société nigériane dans sa diversité, ses inégalités et les difficultés auxquelles une partie est confrontée – coupures de courant, pénurie d’essence, etc. – et, en détails, les mots en ibo et les mets dépeints par l’auteure pour la mise en scène des situations quotidiennes. Bref, tout est réuni pour faire de L’Hibiscus pourpre un roman véritablement absorbant.
L’Hibiscus pourpre
Titre original : Purple Hibiscus (2003)
de Chimamanda Ngozi Adichie
traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal
Editions Anne Carrière, 2004
416 p., 20,99 euros
D’autres chroniques de L’Hibiscus pourpre sur les blogs La Mer à lire et Sanaga Pérégrinations.