Quand je veux lire un imbécile de haut vol, un imbécile de talent – j’entends : dont le talent réside dans la profondeur même de son imbécilité, je lis Finkielkraut. Cet enchantement dure depuis longtemps. Je n’ai jamais été déçu.
Ne voilà-t-il pas que le malheureux publie en cette rentrée Un Cœur intelligent. Des notules de courte portée, fiches de lecture sur quelques romans sans aucun rapport entre eux (mais soit : nous admettons le désordre). Il y souligne la complexité romanesque contre le manichéisme des fables. Re-soit, bien que ce ne soit guère sympathique pour Esope ni La Fontaine. On voudrait bien le croire, le pauvre homme, si tout dans sa pensée ne se réduisait pas, précisément, à ce manichéisme de corps de garde qu’il n’a cesse de dénoncer. Arroseur maintes fois arrosé dont les propos partout le feraient passer pour ce qu’il est ; partout sauf à Paris, capitale des Trissotin gras, des Précieuses ridicules et des Tintin serviles.
Mais l’imbécile à trop vieillir sans repentance devient aussi méchant ; c’est bien connu. Le nôtre n’échappe pas à la règle. Et tandis qu’il se risque à une lecture apoplectique de La Tâche de Philip Roth, il conclut par l’antienne qu’il trimballe partout avec lui comme un étendard : « L’esprit anti-raciste qui souffle sur les campus à l’aube du nouveau millénaire n’est pas le fossoyeur du racisme, il est son héritier ». Comme le précise Robert Solé dans son papier du Monde (28 août dernier), « Un Cœur intelligent est un livre subtil ».
Car pour nous faire avaler que les encapuchonnés du KKK s’en sont allés voter Obama comme un seul homme, en effet, il faut un culot immense, une immense indécence ; un sens en effet « subtil » de la loufoquerie. On sait que depuis quelque temps notre berluré national prétend à qui veut l’entendre que l’antiracisme serait une forme (grave) d’antisémitisme. Cette thèse lui sert aujourd’hui de fond de commerce, de barnum philosophique. Et puisque le ridicule ne flingue pas encore sur les trottoirs de Saint-Germain, mon imbécile préféré a cette conclusion grandiose : «Etre homme, c’est confier la mise en forme de son destin à la littérature. Toute la question est de savoir laquelle ».
Toujours cette névrose de jugement dernier : c’est sans appel. D’abord, se garder de dire « Etre homme, c’est… » ; par hygiène. Ensuite, préciser que nous avons peut-être passé l’âge de nous prendre pour Fabrice del Dongo ou Emma Bovary ; de voir notre destin comme pure littérature. S’il savait vivre un peu, M. Finkielkraut saurait que ce n’est pas ainsi que se passent les choses. Qu’on ne lit pas exclusivement pour se reconnaître. C’est même le contraire. La littérature est avant tout embarquement. Celle-ci ne peut, stricto sensu, faire l’objet d’un choix préalable. Elle ne construit pas une identité : elle la défait. C’est l’ouvert, c’est un quai, on appareille ; qui peut dire quelle en sera la destination ? Si on le savait on ne partirait pas ; on resterait à terre. Nous voulons les vents de la diversité. Nous voulons les lumières neuves de l’autre homme. Littérature est ravissement : au sens d’un rapt. D’un enlèvement de soi-même pour parvenir vers des réalités dont nous ne soupçonnions pas jusqu’alors l’existence. C’est seulement à travers l’expérience d’une littérature qu’on la connaît pour sienne.
Quiconque choisit par principe « sa » littérature pour définir stratégiquement « sa » qualité d’homme est un dogmatique, un fanatique. Il se range du côté des haines et des absolutismes, de ceux qui brûlent les livres « autres » pour ne plus voir que l'idée qu'ils se font d’eux-mêmes. Finkielkraut, s’il n’était cet imbécile, serait un taliban.