Dans deux jours, je saurai si je rentre définitivement du côté obscur de la Force, si j’ai le droit de quitter ma tenue en papier qui gratte pour une tenue bleue en tissu avec des poches. Ou alors, dans deux jours, je ne me nourrirai plus que de BN, en regardant l’intégrale des Cités d’Or.
A part ça, les stages continuent. Comme je ne suis plus très motivé et qu’il faut bien tuer le temps, je lis. Seulement, comme il est absolument hors de question de potasser le moindre cours et que je n’ose toujours pas apporter ma fabuleuse collection de SAS au bloc, je dois me contenter de la bibliothèque du département d’anesthésie.
Je cherche des articles rigolos. Pas facile, entre Anesthetics Rapidly Promote Synaptogenesis during a Critical Period of Brain Development et Effects of Remifentanil on Convulsion Duration and Hemodynamic Responses During Electroconvulsive Therapy: A Double-Blind, Randomized Clinical Trial de trouver quelque chose de léger et rafraichissant.
Je suis donc particulièrement fier de vous présenter ici même le diagnostic de fracture diaphysaire de fémur par auscultation du pubis.
Comme la revue avait été méticuleusement surlignée par un interne en vue du staff du lendemain, je n’ai pas pu la piquer. Et vu l’œil torve de la secrétaire du département d’anesthésie devant ma tenue XXL en papier et mon badge fait main, j’ai prudemment évité toute tentative de photocopillage.
J’ai donc courageusement recherché sur google “auscultation pubis”. Oui, courageusement, puisqu’il faut d’abord se taper les 853 résultats à tendance SM Gore ou les forums des hypocondriaques avant de trouver quoi que ce soit de vaguement médical.
L’auscultation pubienne, donc. Il s’agit de compléter le diagnostic clinique de fracture de fémur par un examen simple, qui nécessite un stétho et un pubis. Le test consiste à placer la membrane du stéthoscope sur le pubis et de percuter chaque rotule avec les doigts. Le test est positif si à l’auscultation le bruit de conduction osseuse est abolie ou diminuée du côté touché par rapport au côté sain, négatif si l’auscultation est symétrique.
A priori, ça marche pas mal (sensibilité 82.7% / spécificité 87.7%). Ca marche aussi à travers plusieurs couches de vêtements. A travers un jean, je confirme, pouc, pouc, c’est symétrique, ça marche, mes fémurs pètent la forme.
Le titre de l’étude était “Diagnostic clinique des fractures du fémur, évaluation d’un test facile et méconnu”. Vous trouverez même ici le mémoire de DIU de médecine et secours en montagne de l’auteure principale. Bon. Caroline (vous permettez que je vous appelle Caroline?), le problème, ce n’est pas le test. Il est super ce test, vraiment. Mais s’il est décrit depuis 1846 et qu’il est si peu utilisé, c’est parce qu’il y a deux problèmes.
Premier problème: les gens, en particuliers les hommes, n’apprécient guère qu’on leur ausculte le pubis. C’est comme ça disons qu’on approche carrément de la zone de stress intense. Je suppose que c’est vous en photo page 6 de votre mémoire, en train d’écouter les rotules d’un pote. Je vous assure que derrière ses lunettes de soleil, il ne fait pas le malin.
Deuxième problème, probablement le plus important: Vos confrères, Caroline, aiment écrire des compte-rendus carrés, optimisés à fond depuis leurs années d’externat. Ils ont développé un langage bien à eux qui leur permet d’être reconnu à la première phrase. Rien ne doit dépasser, tout doit être lisse, propre et bien rangé, tout style personnel ou blagounette est interdit. Prenons un exemple. Parmi ces trois tests, seuls deux font partie des clichés médicaux pour un urgentiste: “Glasgow = 15”, “Apgar = 10”, “auscultation pubienne= OK”. Vous commencez à voir où je veux en venir? Vous sortez des clous, vous êtes source potentielle de sourire en coin, pas bon.
Donc Caroline, si vous voulez que votre test soit adopté par les urgentistes, une seul solution: lui trouver un nom. Au début, Brudzinski avait appelé son célèbre test de recherche d’un syndrome méningé “test-de-quand-le-gars-tu-lui-bascule-la-tête-en-avant, ben-les-jambes-se-plient.” Ca avait moyennement bien marché. Il a alors choisi de le baptiser de son propre nom, et là, bingo, tout le monde a repris. C’est du marketing médical, il faut que ça fasse sérieux. Choisissez donc un nom facile, ou encore mieux, un acronyme incompréhensible, du genre BPAT (Bi Patellar Auscultation Test). Là, c’est la gloire assurée, au milieu de SCA ST+ , ACSOS et HBPM.
La prochaine fois (dans 6 mois, dans un an?) j’évoquerai la douce poésie des métaphores médicales. Ou tout à fait autre chose.