La cible principale de la Fondation, « l’îlot Audi » se présente sous la forme d’un ensemble architectural dont la partie la plus ancienne remonte au XIIIe siècle. Au XIXe siècle, une savonnerie artisanale s’y installa, qui fut acquise vers 1895 par la famille. Celle-ci fit édifier, au début du XXe siècle, une grande maison au-dessus de la savonnerie, dans le style des demeures bourgeoises occidentales. Dans les années 1950, le bâtiment accueillit une école ; durant la guerre, le rez-de-chaussée fut mis à la disposition de réfugiés. Enfin, les travaux de restauration commencés en 1996 permirent la création du Musée du savon, dont l’intérêt ne se limite pas au caractère insolite de son thème. Car le résultat de cette réhabilitation est tout à fait étonnant : outre une remise en état particulièrement soigneuse des salles voutées de la savonnerie, le choix de matériaux nobles, comme le parquet qui recouvre le sol, la conception de l’éclairage indirect, l’installation de vitrines témoignent d’une sérieuse étude muséologique qui fait de ce lieu l’un des plus singuliers et des plus esthétiques de la région.
L’histoire du savon se confond avec celle du Proche-Orient. Les Sumériens et les Egyptiens en fabriquaient déjà au premier millénaire avant notre ère. Ce sont toutefois les Arabes qui donnèrent tout son essor à cette industrie, en utilisant les substances alcalines – al quâli signifie « soude » en arabe – contenues dans les cendres d’une plante maritime, la Salsola Kali (forme de salicorne), qui, alliées à un corps gras, permettaient d’obtenir un produit de texture ferme et facile à utiliser. Il semble que ce soit au XIIIe siècle que la graisse animale fut remplacée par l’huile d’olive. Alep, ville située au Nord-Ouest de la Syrie, s’était constituée une solide réputation dans l’industrie de la saponification qui fait encore sa célébrité aujourd’hui, mais le Liban développa, lui aussi, cette activité. Rapporté en Europe par les croisés, ce savon se répandit en Italie, en Espagne et, surtout à Marseille, si bien que l’on peut considérer le savon du Proche-Orient comme l’ancêtre de notre actuel savon de Marseille.
Ce savoir faire ancestral est toujours mis en œuvre par les artisans d’aujourd’hui, en Syrie et au Liban. On peut acheter ces savons cubiques, d’un poids d’environ une demie livre, dans les boutiques locales, mais les familles ont aussi l’habitude de remettre aux fabricants quelques dizaines de litres d’huile d’olive, à charge pour ces derniers de les utiliser pour honorer leur commande. Il s’agit, le plus souvent, de l’huile de première pression à froid de haute qualité que l’on retrouve à la base de la cuisine libanaise, voire de fonds de fûts de cette huile dans lesquels, par décantation, se forme toujours un léger dépôt. Le résultat est tout simplement prodigieux et relègue tous les savons industriels au rang d’ersatz. Il faut avoir utilisé ce produit aux vertus cosmétologiques et dermatologiques pour le comprendre. On peut faire réaliser des savons naturels ou – raffinement supplémentaire – y adjoindre en petite quantité de l’huile de baies de laurier dont l’effet se révèle souverain pour la peau.
« Il n’est, dans la nature, rien de comparable au savon. Point de galet (palet), de pierre aussi glissante, et dont la réaction entre vos doigts, si vous avez réussi à l’y maintenir en l’agaçant avec la dose d’eau convenable, soit une bave aussi volumineuse et nacrée, consiste en tant de grappes de pléthoriques bulles. Les raisins creux, les raisins parfumés du savon. Agglomérations. Il gobe l’air, gobe l’eau tout autour de vos doigts. Bien qu’il repose d’abord, inerte et amorphe dans une soucoupe, le pouvoir est aux mains du savon de rendre consentantes, complaisantes les nôtres à se servir de l’eau, à abuser de l’eau dans ses moindres détails. Et nous glissons ainsi des mots aux significations, avec une ivresse lucide, ou plutôt une effervescence, une irisée quoique lucide ébullition à froid, d’où nous sortons d’ailleurs les mains plus pures qu’avant le commencement de cet exercice.
Illustrations : Musée du savon © Fondation Audi - Savon d’Alep - Tour de savons - Vitrine de céramiques © Fondation Audi.