Le placard abritant L'idéaliste était coincé. Complètement coincé. Impossible de tourner la clef dans la serrure. Comme je ne suis pas très bavarde, j'ai hélé mon père et lui ai désigné du doigt cette foutue anti boite de Pandorre. Il a posé L'Equipe pour m'expliquer que la porte était obstruée par un trop grand nombre de livres. Je me suis alors promis de ne jamais enfermer mes disques dans un placard, aussi disposé à s'ouvrir soit-il, et, de retour devant ma bibliothèque, je me suis demandé de quel livre j'allais bien pouvoir parler, puisque l'idéaliste avait été sauvagement coffré par une junte mobilière répressive.
J'ai passé en revue avec un sourire ému la saga d'Henri Troyat, La lumière des justes, me suis rappelé mes larmes à la fin du quatrième volume. Un étage plus bas, Misery de Stephen King siégeait, en français et en allemand, même si je n'ai jamais dépassé la page 50 dans la langue de Goethe. J'ai également effleuré la couverture de l'autobiographie de ma cousine britannique, Bridget Jones, avant de me rendre à l'évidence : je voulais parler de l'Idéaliste et de rien d'autre. Je ne me souvenais plus très bien de l'intrigue, et alors ?
Avant de vendre des livres par pétroliers entiers, John Grisham était avocat. Tous ses héros ou presque exercent la même profession, puisque leur papa écrit des polars judiciaires pleins de lois et de procès fleuves. Pour ces épaisses raisons législatives, les personnages grishamiens ne brillent pas par leur personnalité, et encore moins par leur humanité. Ce ne sont pas des anti-héros, non. C'est encore bien pire…
Ce sont des non-héros. En dehors de leur activité professionnelle, ils n'ont pas de vie, pas de tragiques histoires d'amour, pas d'amis sympas mais un peu paumés, pas de qualités, pas de défauts. Ils n'ont même pas d'humour. Ils traversent leurs intrigues comme des fantômes. Oh, le héros du Couloir de la mort se prend bien une cuite retentissante chez un témoin clef de l'affaire en cours, mais quelle importance ? Il semble défendre son propre grand-père condamné à mort comme s'il s'occupait d'un sac de viande. Quant aux protagonistes de La Firme ou de L'affaire Pélican, ils sont dotés d'un charisme si underground qu'on les oublie sitôt après les avoir connus.
Et puis, il y a Rudy Bailor, le jeune avocat malchanceux de l'Idéaliste, celui qui me ressemble étrangement. A la fois cynique et utopiste. Blasé et optimiste. Las et opiniâtre. Rudy a perdu son père très jeune, sa mère appartient à l'effarante caste des post hippies en caravane. Quand il ne déteste pas ses collègues, il leur voue une indifférence polie. Le petit cabinet d'avocats qui devait l'embaucher s'est finalement désisté. Sa petite amie l'a jeté pour un mec beaucoup plus beau et riche, mais surtout beaucoup plus con, et a même trouvé le moyen de se faire engrosser par ce triste individu. Bref, Rudy Bailor n'est pas un non-héros. C'est un anti-héros dans toute sa splendeur, bourré d'ironie désespérée et rêveusement revanchard.
Un beau jour, dans le cadre d'une consultation organisée dans une maison de retraire, Rudy fait la connaissance d'un vieux couple, les Black. Ces derniers ont un fils, Donny Ray, victime d'une leucémie. Ses jours semblent comptés mais les Black désirent intenter un procès à leur compagnie d'assurance, qui a refusé mordicus de verser la somme nécessaire à une greffe de mœlle salvatrice. Tout en assurant péniblement sa subsistance, Rudy va employer toute son énergie à défendre les Black et faire condamner les assureurs marrons. Cette cause profondément juste deviendra sa raison de vivre et le confortera dans sa basse opinion de l'humanité. Toutefois, quelques rencontres touchantes vont émailler son parcours, comme celle avec un avocat véreux mais décidé à l'aider ou encore cette vieille dame un peu tyrannique qui l'héberge (presque) gracieusement. Et si tout ne se solde pas par un happy end, une petite part de justice et d'humanité triompheront. C'est sans doute pour ces bonnes raisons que L'idéaliste est sans doute le roman de Grisham à lire absolument.