« De toutes les conséquences de la séparation, du moins de toutes celles dont il était quelque peu conscient, la seule à continuer à le prendre vraiment au dépourvu était le fait que les signes de l'amour qu'il avait laissés dans son sillage, signes de « l'autre vie », comme il aimait souvent l'appeler, aient survécu à la catastrophe pour continuer à vivre au sein de la nouvelle vie plus ou moins indemnes, porteurs du sens qu'ils avaient toujours eu. Comment était-il possible que tout change sauf eux ? » Ces signes ne sont pas seulement la série d'objets qu'on stocke pour se souvenir, ou des lieux qu'on a traversés avec l'être aimé, mais sont, sans doute surtout, l'ensemble des formes ou coïncidences qui, malgré nous, font surgir involontairement le passé, nous donne l'impression de sa présence immédiate ; une silhouette entraperçue, le choix d'une marque de cigarettes. Aussi est-il inutile que Rímini évite la femme qu'il a aimée, et refuse de se rendre chez elle trier des photos, témoignages de leur bonheur, puisque ce bonheur, cet amour, survit au point, en réalité, d'être omniprésent, de se rappeler sans cesse à lui, d'accaparer son présent. De même, il lui est inutile d'essayer d'oublier par l'usage de drogues (la cocaïne, dont l'auteur nous fournit une description subtile des effets), car la sélection du passé qu'ils opèrent ne saurait être si efficace que ce qui est disparaisse, et il n'existe, en réalité, que ce passé qui n'a de cesse de se présenter, plus consistant que l'instant présent, qui ne cesse de s'échapper, ou, bien sûr, que n'importe quelle image de l'avenir. Car en réalité il en va de la survie même du personnage, qui devra mourir pour que son passé, qu'il n'a de cesse de fuir et d'essayer d'oublier, disparaisse : « Il se souvint alors d'une phrase : N'essaie pas de me convaincre que je ne souffre pas. Un classique de Sofía : l'une de ces esquilles que l'amour crache et laisse clouées dans un organe auquel lui seul a accès, si bien qu'elles survivent à tout, y compris à l'extinction de l'amour, et elles deviennent essentielles pour l'organisme où elles se sont incrustées, tant et si bien que personne ne pourrait les retirer sans mettre en danger la vie de celui qui les porte. »
Le présent, et même les relations amoureuses que le personnage tisse avec d'autres femmes, ne tire sa signification que des échos qu'il provoque dans la mémoire. D'ailleurs, Alan Pauls prend un malin plaisir à citer, paraphraser ou détourner la fameuse phrase de Marx selon laquelle l'histoire se répète deux fois, d'abord comme tragédie puis comme comédie. Il souligne que ce n'est que la deuxième fois qu'on peut vraiment vivre le présent, ainsi souligné, rempli, par l'expérience passée sans lequel il serait rien. D'ailleurs, vient un moment où Rímini ne se reconnaît plus, après toutes les métamorphoses qu'il a connues, ses tentatives d'oubli, ses rencontres avec d'autres femmes, ses changements de métiers, sa fuite.
Alan Pauls s'attache aux détails, et construit des phrases qu'on doit prendre le temps de lire comme l'auteur a sans doute pris le temps de les écrire : en revenant en arrière, puisque le sens de chaque phrase a dérivé bien loin de son point d'origine, auquel il nous faut parfois revenir, sous peine de nous perdre. Et c'est comme le signe d'une tendresse à l'égard de ses personnages, qu'on partage d'autant plus quelle ressuscite en nous aussi le passé dormant des amours qu'on croyait mortes, mais qui ne peuvent disparaître. En passant on dirait que le passé convoqué n'est pas seulement celui des personnages, mais aussi celui de l'art, de la littérature, et surtout des romans d'amours archétypiques, et sans doute est-il nécessaire de prévenir le lecteur : ce livre joue avec le romantisme et ce qu'il a de plus idéaliste, ou plutôt Pauls en joue, mais ce n'est pas à moi de te dévoiler les éléments fantastiques dont il nourrit sa fiction, qui donnent un accent mystique à l'ensemble. Le Passé, chez Christian Bourgois