Il y a plusieurs "jardins dévastés" dans ce roman : le Mexique, l’Irak mais aussi des personnages comme Ana, Leïla ou même le narrateur. Le Mexique a fait les frais de son fantasme révolutionnaire : les révolutionnaires sont devenus les bureaucrates qu’ils exécraient auparavant. La libération de l’Irak a échoué et la guerre en a fait un pays ravagé. Ana, quant à elle, est des plus dévastés. L'amante du narateur ne parvient pas à détester son père pourtant absent ou violent. Le narrateur lui-même est consterné par la tournure qu’a pris le jardin de ses parents qu’il admirait petit. Il est devenu une jungle depuis que son père a abandonné l’idée d’être heureux. Métaphore d’un drôle de pays. Quant à Leïla, l’Irakienne, elle vivait avant la guerre dans un pays où elle pouvait porter des pantalons, étudier l’informatique… Maintenant, son don, l’oreille absolue, ne lui permet plus que de reconnaître les bruits de la guerre.
Face à ce que l’on peut appeler un désastre, quelles sont les différentes postures possibles ? Les amis du narrateur sont devenus sans culpabilité aucune les bureaucrates du pays, oubliant leurs années de révolution. L’auteur, quant à lui, entre cynisme et désespoir, se retrouve dans une apostasie pour toute foi qu'elle soit religieuse, politique ou même humaine. Leïla, pour survivre à ce désastre et à la recherche de ses frères, se donne au fondamentalisme, accepte de mourir pour cela. Si le Prophète promet des jardins avec des eaux souterraines et des amours où le plaisir ne s’assouvit jamais, pourquoi ne pas accepter de mourir, quitter un jardin dévasté ? Un djinn accompagne Leïla : les vœux qu'elle lui adresse en échange de sa propre mort, tel un sacrifice, démontrent son profond humanisme. Ana, elle, est empêtrée dans ses angoisses existentielles. Le narrateur a beau la soutenir, c'est pour mieux éprouver son pouvoir. Ana se met à croire en Dieu pour se sauver, le narrateur est jaloux de Dieu ! C’est dire sa fascination pour le pouvoir.
La vanité de l’exil
L'exil du narrateur, durant quinze ans, est lié à un écœurement de son pays, caractérisé notamment par les fraudes électorales de 1985. Face à ce personnage qui s’est plongé dans le cynisme pour s’en sortir, Leïla est celle qui accepte que la mort la suive et soit la fin : « Il n’y a pas de crime : les innocents iront de toute façon au paradis. » (p.52). Finalement, Dieu, très présent au fil de ces cours chapitres. Face à cette omnipotence ressort la vanité des hommes. Le narrateur fuit dans l’ « impermanence » mais il reste intrus, étranger dans son propre pays de « hyènes ». Il est un éternel retour et un éternel ennui.
Mais que fuit-il réellement ? Sa lâcheté politique, il ne veut plus se battre, est désillusionné, mais aussi amoureuse. Les démons du narrateur sont plus réellement intérieurs : ses histoires d’amour. Finalement, ce qu’il a fui n’est-il pas plus sûrement son histoire d’amour avec Ana ? Quinze après, c’est elle qu’il revient voir.
« Que signifie la douleur des autres ? »
Les démons intérieurs du narrateur sont la politique et l’amour/le sexe : « Pour ce qui touche à la guerre et au sexe, les corps sont interchangeables. » (p.46). En tant qu’intellectuel, le narrateur s’intéresse politiquement au sort de Leïla mais il ne connaîtra jamais sa réelle douleur. C’est sûrement l’inconnaissance de cette douleur qui fait que l’on ne peut pas comprendre le terrorisme. Pourtant affirme le narrateur, « Le terrorisme est un humanisme » : « Le terroriste ne méprise pas la vie, comme le serinent les partisans de la manière forte. Il sait qu’il est la seule monnaie d’échange qui vaille avec son ennemi (…) il démontre que nous sommes tous égaux devant la mort. » (p.51) Le narrateur a beau se scandaliser à la télévision, s’en prendre à la politique extérieure mexicaine, à l’ONU, aux Américains, le narrateur est en sûreté dans la nuit pendant que Leïla marche dans le désert : « Y a-t-il quelque chose qui nous unit ? ». Leïla et les victimes de guerre ne sont que des chiffres, des abstractions. Le narrateur fait preuve d’un grand pessimisme quand à l’humanité, cette « ineptie » : « Les individus de notre espèce naissent et meurent seuls (…) Pourquoi devrais-je gémir sur le sort d’une jeune Irakienne perdue au milieu du désert ? » (p.29) ; « Nul ne nous sauve ni ne nous condamne » (p.33).
Finalement, Ana est plus concernée par la politique que le narrateur car elle n’a pas intellectualisé cela, « Son anarchisme est autobiographique ». Quand le narrateur revient dans ce pays, il voudrait faire sienne cette colère. Mais il constate finalement que nous ne sommes préoccupés que par nous-mêmes : « Si je consacrais à la compassion le temps que je réserve à la luxure. » (p.104) et qu’il est passé à cette indifférence extrême pour ne plus avoir à vivre dans une hypersensibilité. L’amour n’échappe pas plus à cet égoïsme ambiant : « On aime des corps vides ; le désir fabrique notre urgence (…) Nous ne copulons qu’avec des inconnus. » (p.62) ; « Hommes et femmes sont ennemis. (…) C’est une guerre dans laquelle l’un se bat pour se reproduire et fuir, l’autre pour se reproduire et renier la fuite. » (p.37). L’amour semble faire les frais d’une éternelle guerre.
"Le jardin dévasté" (El jardin devastado) Jorge Volpi. Traduit de l'espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli, Seuil 18 €